dimanche 5 octobre 2008

Article : "L'espace potentiel du cinéma" par Thibaut Garcia


L'espace potentiel du cinéma


Faites une expérience : ne fréquentez plus les salles obscures pendant plusieurs mois. Mieux : allez dans un pays où la théorie du cinéma n’existe pas, ne s’enseigne pas dans les universités, où le cinéma est absent de la conversation de tous les jours, où aller voir des films est considéré tout au plus comme un passe-temps, où voir un film d’art et d’essai relève de l’exploit.

Puis, replongez-vous à l’improviste dans la lecture d’un article sur le cinéma. L’auteur vous parle d’un objet qui vous est déjà étranger, que vous avez déjà cessé de connaître : un objet protéiforme et insaisissable, fait de mythes, de doubles et de reflets. Il vous semble lire une langue que vous avez cessé de comprendre. À bien y réfléchir, votre incompréhension vient du fait qu’il n’y a, pensez-vous, rien de commun entre ce dont on vous parle et ce que vous pourriez voir ou entendre en allant regarder l’une des dix-huit superproductions hollywoodiennes projetées la même semaine dans le multiplexe de la capitale. Pourtant, les mots que vous venez de lire résonnent en vous d’une manière singulière, familière. Si ce n’était le langage savant, et s’il n’était question de cet énigmatique « cinéma », tout serait limpide, presque enfantin. Oui, enfantin est bien le mot qui convient, car vous vous rendez finalement compte que vous n’avez pas besoin de savoir ce qu’est le cinéma, ni de voir des films, pour comprendre ce que l’auteur a voulu dire ; que ce n’est pas de cinéma qu’il est question, mais d’une expérience naïve, archaïque, et pourtant fondamentale. Quelque chose que tout le monde connaît pour l’avoir déjà vécu, ou qui, sans être réellement vécu, serait la base, la matrice de tout vécu.

À force d’analogies entre le cinéma et l’imaginaire, il faudra bien que les théoriciens finissent un jour par reconnaître qu’il s’agit d’autre chose que d’une simple analogie, et que ce dont ils parlent n’est pas le cinéma, mais l’imaginaire. La preuve en est qu’ils peuvent évoquer et invoquer le cinéma en général, comme s’il s’agissait d’une idée platonicienne, d’une pure abstraction, en se dispensant, dans les cas les plus extrêmes, de se référer aux films, comme si le film n’était que l’avatar sous la forme duquel le cinéma se manifestait aux yeux du spectateur, comme si en fin de compte, le cinéma n’avait pas besoin du cinéma pour exister. Toujours est-il que leur imaginaire n’en a pas besoin, que le cinéma est tout au plus une illustration bien commode. Mais si leur discours nous parle, si leur imaginaire semble valoir pour l’imaginaire en général, ce n’est pas en vertu d’une quelconque « essence objective » du cinéma. C’est parce qu’en dépit de toutes les différences culturelles et de tous les accidents de la vie, il existe un noyau invariant de l’expérience humaine : le fait que nous sommes tous nés d’une mère, que nous avons tous fait l’expérience traumatisante de la naissance, ce brusque passage de l’univers clos et sécurisant de la vie intra-utérine, à un monde générateur d’angoisse et de frustration, un monde de la séparation qu’il va nous falloir apprendre à surmonter. Cela suffit à façonner en grande partie notre imaginaire, à lui conférer une dimension universelle et pour ainsi dire sacrée.

Ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler l’esthétique du cinéma n’a rien d’une discipline qui permettrait de comprendre ce qu’est un film. C’est une métaphysique de l’imaginaire dont la genèse remonte aux origines de l’humanité, et qui s’apparente volontiers à la quête nostalgique du temps d’avant la naissance, d’avant la séparation, d’avant l’histoire. L’allégorie de la caverne de Platon résume à elle seule le dilemme de toute l’existence : rester esclave d’une illusion confortable, ou sortir à la lumière, quitte se faire mal aux yeux. Pour les théoriciens, le cinéma n’est jamais rien d’autre que ce qu’ils veulent bien y voir. Qu’il soit devenu sous leur plume la réalisation technique du mythe platonicien ne prouve qu’une chose : qu’ils auraient préféré, s’ils avaient eu le choix, rester dans la caverne plutôt que d’en sortir, que l’enjeu est de chercher au cinéma, moins l’image du réel que celle d’un fantasme, à moins que cela ne revienne au même et qu’il ne s’agisse justement, par l’image d’un réel décontextualisé, déconnecté de notre vie et de nos habitudes, de réaliser ce fantasme.

D’une part, le cinéma nous permettrait de renouer avec la pensée magique, cette illusion d’omnipotence entretenue, chez le nourrisson, par celle que la psychanalyse appelle « la mère suffisamment bonne », celle qui apparaît chaque fois que l’enfant manifeste son désir d’être nourri et apaisé. L’illusion d’un temps réversible, où coexistent le passé, le présent et le futur, où aucune perte n’est irrémédiable puisque tout est là, prêt à réapparaître pourvu qu’on le désire, est le propre de cette pensée magique qui ne cesse de hanter notre imaginaire sous la forme de réminiscences, et que le cinéma ne fait en réalité que refléter, matérialiser. Se rendre maître du temps, pouvoir en inverser, en arrêter ou en précipiter le cours, est un fantasme qui se confond avec l’origine. Mais en quoi des images qui n’obéissent qu’au bon vouloir de celui qui les a créées, et non à celui du spectateur, pourraient-elles être satisfaisantes pour ce dernier ?

D’autre part, le cinéma serait doté d’un pouvoir de révélation du réel : l’image de l’objet projetée sur l’écran serait en somme plus vraie que l’objet lui-même. Mais lorsqu’il s’agit d’expliquer cette transfiguration, les causes invoquées restent confuses et rattachées, là encore, de manière plus ou moins métaphorique, à une espèce de magie de l’apparaître, lorsque ce n’est pas à la grâce divine. Pourtant, les vraies causes ne sont-elles pas à chercher dans le mode de perception particulier qui est celui du spectateur ? La magie du cinéma ne vient-elle pas principalement du silence, de la passivité et de la contemplation requis pendant tout le temps de la projection et qui, outre l’aspect presque sacré qu’ils confèrent à ce rituel, rompent suffisamment avec nos habitudes pour être remarquables ? Manger à table et voir l’image d’une table n’est évidemment pas la même chose. Cet objet que nous n’appréhendions dans le premier cas que sous un angle purement utilitaire, sans y prêter d’autre attention que celle requise par les gestes du quotidien, nous le contemplons dans le second cas pour lui-même : le régime de l’image, en empêchant toute action du spectateur sur les objets représentés, suspend toute intentionnalité et semble lever le voile de nos habitudes sensori-motrices. Mais en allant au bout de cette logique, ne suffit-il pas de ne rien faire, de contempler notre petit monde, de nous laisser aller à une rêverie comparable à celles du promeneur solitaire de Rousseau, pour vivre une expérience similaire ? Et au nom de quoi décide-t-on que le réel seulement contemplé, que ce soit ou non sous forme d’images, est plus réel que celui que nous vivons au gré de nos activités quotidiennes ?

On le voit, les deux principaux rôles assignés au cinéma, mettre en scène la pensée magique ou révéler le réel tapi derrière les habitudes, impliquent deux attitudes opposées face aux images : d’une part, une perception égocentrique où le réel s’organise conformément à nos désirs, où le monde n’existe que pour nous permettre d’y agir à notre guise ; d’autre part, la mise en suspens de toute volonté d’action, l’effacement du sujet derrière l’objet contemplé. Pourtant, il faudrait se demander si ces deux aspects ne cessent pas d’être contradictoires dès lors que ce qui s’exprime à travers leur mise en exergue, et qui est commun à tous deux, est le fantasme du retour à l’indifférenciation entre le soi et le non-soi, entre la vie psychique et le monde objectif. Vouloir se laisser absorber par le tableau que l’on contemple, c’est en effet vouloir revenir à cette posture primitive du nourrisson pour qui ni le moi, ni le monde n’existent en tant que tels, et qui est précisément la condition de possibilité de la pensée magique. Or, l’état qui se rapproche le plus, chez l’adulte, de cette indifférenciation, est l’activité fantasmatique, cet état entre la veille et le rêve où, sans être à proprement parler inconscient, l’individu « n’est plus à ce qu’il fait ».

L’attrait du cinéma sur le plan de l’imaginaire, indépendamment du film regardé, fût-ce le pire des navets, ne vient pas du contenu des fantasmes qu’il peut éventuellement mettre en scène, mais du fait qu’il nous plonge d’emblée dans une pure activité fantasmatique qui, néanmoins, aurait pu exister sans lui, sous une autre forme. Ce qui se joue dans la salle de cinéma (mais aussi, tout aussi bien, devant le petit écran, dans certaines conditions), va bien au-delà du simple visionnage d’un film. Ce qui est virtuel, ce ne sont pas les photons, bien réels, quoique impalpables, qui viennent frapper l’écran avant d’atteindre notre rétine, c’est cet état intermédiaire, cette aire d’expérience par définition impossible à localiser, où les images du film se confondent avec nous-mêmes, où la question de savoir ce qui est perçu ou simplement imaginé perd toute signification, parce que nous sommes ce que les images et les sons représentent. Dans Jeu et réalité [1], Winnicott désigne cette aire sous le nom d’« espace potentiel », et ce type d’expériences sous le terme de « phénomènes transitionnels ». Le cinéma est, à part entière, un phénomène transitionnel, et l’espace de sa réception, un espace potentiel.


Thibaut Garcia

Docteur en cinéma

Université Paul Valéry - Montpellier III


Notes :

[1] Paris, Gallimard, 1975.