lundi 21 décembre 2009

[Analyse] À la place du mort (À propos d’un plan du film Mes chers voisins) par Thibaut Garcia



À la place du mort
(À propos d’un plan du film Mes chers voisins)

Dans le commentaire audio du DVD de Mes chers voisins (La Comunidad, 2000), comédie espagnole à l’humour noir, le réalisateur Alex de la Iglesia attire notre attention sur un détail qui, il le déplore, est passé inaperçu aux yeux des spectateurs : vers la fin du film, sur un plan d’ensemble filmé en plongée, l’héroïne interprétée par Carmen Maura, qui vient de s’introduire dans un appartement au prix d’une éprouvante séance d’escalade, s’écroule, épuisée, à l’emplacement exact où se trouve la trace d’un cadavre fraîchement enlevé. Cette trace est en effet difficile à distinguer au premier visionnement mais saute aux yeux dès que l’on y prête attention, et le cinéaste a raison de souligner ce qui est sans doute l’une des plus belles images du film : il semble que la trace ait attendu que Julia, l’héroïne, vienne prendre la place du mort. Ce mort, nous le savons dès le début, est un vieillard victime d’une crise cardiaque plusieurs semaines auparavant et dont le corps a été découvert dans un état de décomposition avancé. Véritable trou à rats, l’appartement porte encore les stigmates des conditions insalubres dans lesquelles vivait cet homme qui se cloîtrait chez lui par peur de ses voisins.


Alex de la Iglesia aime situer l’action de ses films dans des lieux représentant une forme d’idéal matériel, de perfection, de summum du bon goût, des espèces d’oasis du monde urbain où il serait possible de tenir un siège : l’archétype en est le centre commercial de Le Crime farpait (Crimen ferpecto, 2004), qui rappelle celui où se réfugient les protagonistes du Zombie de Romero. L’action de Mes chers voisins débute, quant à elle, dans un appartement que Julia, agent immobilier, fait visiter à des clients : « le genre d’appartement hallucinant, dit-elle, où il n’y a plus qu’à s’installer ». D’ambiance cosy, lumineux, décoré à la manière des années cinquante mais équipé de tout le confort moderne, ce logis qui contraste avec la vétusté de l’immeuble est même si bien garni qu’on le croirait encore habité. En le découvrant en même temps que ses clients, Julia est presque aussi surprise que nous qui nous attendions à trouver derrière la porte le cadavre dévoilé dès la première séquence, juste avant le magistral générique d’ouverture inspiré de Saul Bass. Ce qui intéresse Alex de la Iglesia est de suggérer, dès la première image, la menace qui plane sur cet espace clos, confortable et rassurant, d’ouvrir des brèches par lesquelles l’extérieur, inquiétant, va peu à peu l’investir, et de regarder se fissurer ce décor trop parfait pour ne rien dissimuler. Ses clients partis, Julia, séduite par l’appartement et peu soucieuse de déontologie, décide d’y organiser un dîner romantique avec son mari Ricardo à l’insu de l’agence immobilière qui l’emploie. Le repas terminé, le couple se jette sur le luxueux lit à eau trônant au milieu de la chambre. Alors que Julia s’applique à réveiller le désir endormi de Ricardo, un époux aux antipodes d’elle-même, tellement battu par la vie qu’il ne parvient plus à la satisfaire, la caméra effectue un panoramique vers une brèche du plafond d’où des cafards se mettent à tomber sur les deux personnages. Nous comprenons alors que le cadavre se trouve au-dessus de leurs têtes, ce qui rend d’autant plus morbide à nos yeux la réaction de Julia qui, contre l’avis de son mari, veut à tout prix rester. La porte de la chambre fermée pour ne pas voir les cafards, le couple se réfugie dans le salon où il passe la nuit sur le canapé. Le lendemain matin, c’est un dégât des eaux que Julia tente de minimiser auprès de nouveaux visiteurs débarqués à l’improviste, alors que la chambre est inondée suite à une rupture de canalisation dans l’appartement du dessus : que ces clients veuillent prévenir les pompiers l’ennuie visiblement. Tout se passe comme si l’héroïne ne voulait pas voir ce qui devrait la pousser à quitter les lieux. Par la suite, tout la ramènera dans cet appartement qui représente ce qu’elle a toujours voulu avoir. Même la découverte du cadavre par les pompiers ne la rebute en rien : au contraire, pressentant une énigme à résoudre, elle se rend la nuit suivante chez le défunt où elle découvre, caché sous une dalle du carrelage, un improbable magot de trois cents millions de pesetas. Dès lors, le climat du film, tout en restant fondamentalement comique, glisse peu à peu de l’angoisse à la terreur, Julia devenant la nouvelle cible d’un voisinage envahissant qui n’attendait que la mort du vieil homme pour faire main basse sur son argent. Tels des cafards, les voisins vont tout mettre en œuvre pour s’introduire dans le coquet appartement ou l’héroïne a élu domicile, l’espionnant, la harcelant et cherchant au bout du compte à la tuer.


En réalité, Julia occupe déjà la place d’un mort, l’appartement étant, comme nous l’apprenons de la bouche des locataires, celui d'un ingénieur éliminé par la communauté pour avoir refusé de signer un pacte. Nous ne verrons jamais ce personnage dans le film, comme si son corps s’était volatilisé. Ainsi s’explique l’étrangeté de ce logis entièrement meublé, équipé et empli de provisions, étrangeté que Julia préférait néanmoins ignorer, n’y voyant que la trop belle opportunité d’un lieu idyllique à habiter. Prise au piège de l’appartement cerné par les voisins, l’héroïne trouve refuge chez le locataire du dessus, après avoir escaladé la façade de l’immeuble. Il est significatif qu’elle se retrouve finalement dans cet antre sale et nauséabond qui représente tout ce qu’elle paraissait vouloir occulter : l’envers du décor, la pourriture, aussi bien matérielle que spirituelle, côtoyant ce qui fut son havre de paix. Il ne faut pourtant pas croire que Julia refuse de voir la mort en face : au contraire, nous l’avons vue, au début du film, regarder par l’entrebâillement d’une porte, les yeux écarquillés, à l’intérieur de la pièce où les pompiers examinaient le corps putréfié. D’autre part, elle n’a pas hésité à revenir sur les lieux pour y chercher le trésor. Audacieuse, Julia doit à ce trait de caractère plus que le « coup de chance » faisant d’elle une multimillionnaire : sa survie. Si elle se trouve en mauvaise posture, c’est certes pour n’avoir pas tenu compte de l’avertissement incarné par le cadavre au-dessus de sa tête, mais dans son désir presque entêté de continuer à occuper l’appartement de l’ingénieur, elle a intégré cette présence de la mort comme un simple élément nouveau qui ne devait pas pour autant contrarier ses projets. Ceci confère à son personnage une dimension à la fois comique, par son obstination à rester quand tout devrait la pousser à fuir, et tragique, par cette forme supérieure de lucidité, proche de la folie, qui la pousse à accepter la mort comme la chose la plus naturelle qui soit.

De La Nuit du chasseur à celle des morts-vivants en passant par Shining de Kubrick ou plusieurs films de Carpenter (Assaut, Halloween…), dans la plupart des scénarios de terreur bâtis sur le modèle du huis-clos, lorsque l’assaillant finit par investir l’endroit où les héros s’étaient retranchés, ces derniers n’ont plus qu’à se replier vers un espace encore plus exigu : cave, salle de bain, placard… Dans Mes chers voisins, la grande idée du scénario consiste en ce que Julia, à la fin du film, trouve refuge au lieu même d’où l’on pensait au début qu’allait venir le danger. Julia prend non seulement la place du mort, mais aussi celle des cafards qui tombaient du plafond dans la scène du lit : regardant par un interstice du carrelage, elle voit à l’étage du dessous les voisins fouillant frénétiquement la chambre. Vu en plongée, l’appartement autrefois si accueillant, devenu le territoire d’un ennemi dépersonnalisé, déshumanisé, sous l’emprise de la cupidité et d’une folie meurtrière collective, prend des allures de fosse infernale. C’est d’ailleurs par le chemin opposé, en s’enfuyant par les toits, que Julia parviendra à échapper à la meute, un salut digne d’un deus ex machina qu’elle aura gagné pour avoir osé passer de l’autre côté du décor de comédie, dans son envers lugubre, sale et puant. Et ce plan où Julia, en tailleur rose encore presque impeccable malgré la lutte, les blessures au couteau et l’escalade sous la pluie, s’effondre sur la trace du cadavre, au milieu d’une pièce au vieux carrelage en damier couvert de moisissure et d’immondices, semble nous dire que ce personnage tiré à quatre épingles, qui semblait si bien assorti à son ancien décor, trouve finalement dans cette coulisse à l’atmosphère sordide sa vraie place, sa vraie profondeur tragique, même si nous sommes bel et bien dans une comédie et que Julia ne s’identifie en cet instant au vieillard décédé que pour mieux réussir, par la suite, là où celui-ci a échoué.

Thibaut Garcia,
Docteur en cinéma et audiovisuel, Université Paul Valéry,
Montpellier III