vendredi 15 juin 2007

"Nos Funérailles" d'Abel Ferrara : le mal et le vampire

"Nos Funérailles" d'Abel Ferrara :
le mal et le vampire


Par Céline Saturnino


Une problématique travaille violemment l’œuvre ferrarienne : qu’est-ce qui pousse l’individu à faire le mal ? Ferrara suit un principe simple : il met ses personnages en situation de crise et observe leur lente descente aux enfers. Une constante apparaît immédiatement : aucun ne semble pouvoir résister à l’appel du mal. Dans ses premiers films, les raisons semblent extérieures : l’individu deviendrait mauvais par instinct de survie (King Of New York) ou par réactions à des agressions (L’Ange de la vengeance, China Girl). Mais à partir de Bad Lieutenant survient l’idée que le mal fait partie intégrante de la nature humaine, et qu’il suffit d’un élément déclencheur pour que l’homme s’y adonne corps et âme. Dans cette perspective il n’est pas étonnant que le cinéaste new-yorkais ait entrepris un remake de Body Snatchers. L’invasion extraterrestre est l’occasion de traiter de la propagation du mal, qui se fait à même les corps jusqu’à prendre possession de l’individu tout entier.

Une fois contaminé, l’homme laisserait donc libre cours à ses pulsions destructrices, quitte à s’engouffrer dans les abîmes de la souffrances. Car le mal et la violence ne sont jamais chez Ferrara sources de jouissance (comme cela est souvent le cas dans les films de gangsters – genre que Ferrara a convoqué à de multiples reprises et où violence est synonyme de pouvoir). Ce qui interpelle le cinéaste est alors ce mouvement paradoxal qui pousse l’homme à se laisser aller à ses pulsions destructrices alors qu’il sait pertinemment, pour le ressentir au plus profond de lui, qu’elles le mèneront à sa chute (que l’on se souvienne du personnage torturé, joué par Harvey Keitel dans Bad Lieutenant).


Le mal, son origine, sa propagation et son irrésistible pouvoir d’attraction, telles sont donc les clés de voûte de l’œuvre ferrarienne. Et ces propriétés du mal vont se cristalliser au sein d’un motif particulier, que le cinéaste va convoquer littéralement ou figurativement, celui du vampire. Si The Addiction (1994) prend le vampirisme comme motif central, il est en revanche implicite dans Nos funérailles (1996) par le biais d’un circuit plastique qui associe la circulation du mal à la vampirisation.

Nos Funérailles
nous plonge au cœur des années trente à New York, au sein d’une famille mafieuse italo-américaine. Johnny Tempio (Vincent Gallo), le cadet, vient d’être assassiné, et toute la famille se réunit lors de la veillée funèbre. Tandis que les femmes se recueillent autour du cercueil disposé au centre de la pièce principale, Ray (Christopher Walken) et Chez (Chris Penn), les frères de la victime, cherchent à retrouver le meurtrier. De conflits familiaux en règlements de compte, une logique de vengeance se met en place et précipite les personnages dans la haine et la démence, jusqu’au chaos final où Chez assassine des membres de son clan, dont son frère, avant de se suicider.


Pas de vampires aux dents longues donc, mais un cadavre qui va contaminer son entourage et précipiter toute une famille dans ce que l’on pourrait nommer le « processus malfaisant ».


La mort comme pivot

Sur le plan narratif, l’assassinat de Johnny est l’élément déclencheur qui met les personnages (et le récit) en crise. La structure dramatique est scandée par cet événement qui, découpé en trois scènes brèves, est réparti en début, milieu et fin de film. Ainsi fragmenté et redistribué, ce flash-back semble passer en boucle inlassablement, il interrompt le cours de l’histoire et suspend le présent diégétique. La mort de leur cadet tourne à l’obsession et attise la haine des frères Tempio, et tous leurs actes sont alors inféodés à une soif de vengeance. L’assassinat de Johnny joue comme pivot d’un engrenage mortuaire qui ramène perpétuellement les personnages à un point du passé en même temps qu’il les entraîne vers un avenir tragique.

La structure narrative est ainsi axée autour de la mort, mais Ferrara ne se contente pas de la présenter comme un concept, comme une abstraction, il va au contraire en faire un personnage à part entière. Car si Johnny est effectivement mort, il ne disparaît pas pour autant – il ne sera même jamais aussi présent que "silencieusement" installé dans son cercueil.


Contamination

Dès le début du film, la mort impose son mouvement avec l’arrivée du cercueil dans la maison. Quand les hommes sortent le corbillard, la caméra cadre en plan rapproché le cercueil dont elle suit le déplacement jusqu’au parvis, en alternant avec des plans sur les voisins curieux et la famille. Lorsqu’ils pénètrent dans la maison, la scène est filmée du fond de la pièce, toujours en focalisant sur le cercueil. Plan fixe - les hommes avancent « vers la caméra ». Ils arrivent au milieu de la pièce, le cercueil envahit l’image. La caméra devient mobile et, par un mouvement latéral gauche, suit le cercueil en gros plan, effectue un mouvement ascendant jusqu’à cadrer le dessus du cercueil en plongée, puis bascule pour recentrer sur la famille. Un contrechamp raccorde un plan rapproché en plongée sur le haut du cercueil qu’une personne ouvre – apparaît alors le corps de Johnny.

A peine le film amorcé, la mort entre dans la maison et impose son rythme en initiant un mouvement lent et sinueux. Et lorsque le cercueil est déposé au milieu de la pièce, il devient l’axe à partir duquel la caméra filme les personnages, celui qui motive les déplacements de l’image. C’est toute la demeure qui porte le deuil, enveloppée d’une aura mortuaire qui encercle les protagonistes. L’affliction et la douleur n’épargnent alors personne, comme le montrent les panoramiques latéraux depuis le cercueil passant sur chacun des membres éplorés de la famille. C’est toujours le même cycle qui revient, avec la mort qui circule dans le temps comme dans l’espace et qui s’abat sur les personnages, telle une malédiction.


Vampirisation

La première image de Johnny étendu dans le cercueil inaugure la transformation qui va le faire passer de cadavre à vampire. Le dessus du cercueil, très sombre, est cadré en plan rapproché. Une main s'approche et l'ouvre. Apparaît alors en pleine lumière le haut du corps inanimé de Johnny, en légère plongée, centré à la fois par le cadre fixe et les bords du cercueil. Là où les autres personnages masculins sont évincés dans l’arrière-plan ou coupés par le cadre, le corps de Johnny, lui, en prend pleine possession. Son apparition soudaine, largement intensifiée par le gros plan, tranche totalement avec les plans qui l’entourent. Le plan fixe sur Johnny présente un corps apaisé, sans aucune marque du passage de la mort, tandis que le plan suivant raccorde sur des images sombres et mouvantes, glissant sur des visages déformés par la douleur. Les personnages ne doivent pas seulement se résigner à l’idée que l’un d’eux est mort, ils ont à affronter directement cette mort qui s’expose face à eux – et aux spectateurs – dans toute sa réalité morbide.

Chacune de ses apparitions, qui sont au nombre de onze et étalées sur tout le film, crée un moment de latence dans la représentation. Le gros plan sur le visage de Johnny « n’arrache nullement son objet à un ensemble dont il ferait partie, mais (…) il l’abstrait de toutes coordonnées spatio-temporelles, c’est-à-dire il l’élève à l’état d’Entité »[1]. L’exhibition du corps mort comme « inaccomplissement même de la disparition »[2] lui fait dépasser son simple statut de cadavre, « incorpore de l’altérité dans le corps (…) par un excès de présence (…) qui manifeste un au-delà de la forme humaine »[3]. Immobile dans son cercueil qui s’ouvre à la nuit tombée, Johnny est assimilé alors à la figure du vampire chère à Ferrara. Il n’est plus un amas de chairs, mais un être revenu d’entre les morts pour hanter les vivants.


Le vampire est une figure récurrente dans l’œuvre de Ferrara, du Nosferatu que visionnent les gangsters de King Of New York aux créatures de Body Snatchers qui se nourrissent des liquides organiques de leur victimes. Mais c’est évidemment dans The Addiction que l’occurrence la plus magistrale et la plus significative se produit. Le film suit l’errance de Kathleen (Lili Taylor), jeune étudiante en philosophie mordue par un vampire. Destinée à satisfaire une éternelle soif de sang, elle fait alors l’apprentissage du mal et propage la mort autour d’elle. En dépit d’une inscription claire dans le film de genre, ce n’est pas le vampire en tant qu’agent des ténèbres qui intéresse Ferrara (le film, tourné en noir et blanc, est d’ailleurs d’une sobriété exemplaire), mais bien le processus de vampirisation en lui-même que le cinéaste assimile à celui de la contamination du mal. Et c’est précisément ce processus que l’on retrouve dans Nos Funérailles dans lequel le personnage de Johnny fait écho à celui de Kathleen. D’un film à l’autre, des résonances figuratives et scéniques invitent à une lecture réflexive qui charge le personnage de Nos Funérailles d’une signification qui dépasse son simple statut de gangster pour mieux le rapprocher de celui du vampire.


Tout d’abord, et c’est peut-être le rapprochement le plus significatif, les personnages entrent en scène dès la première séquence et de la même manière. Dans les deux films, les premiers plans correspondent à des images visionnées sur un écran : celui d’un cinéma où est projeté La Forêt pétrifiée (Nos Funérailles), et celui d’un écran de télévision où défilent des archives sur la seconde guerre mondiale (The Addiction). Les contrechamps nous présentent alors respectivement Johnny et Kathleen, installés dans la pénombre, et dont les corps sont modelés par les variations lumineuses qui émanent des images visionnées. Par les raccords en champs-contrechamps qui créent une sorte de continuité spatio-temporelle et les effets de lumières, les personnages semblent appartenir à la même réalité diégétique que celle projetée sur les écrans qu’ils regardent. Qu’il s’agisse de La Forêt pétrifiée, où Bogart profère des menaces de mort, ou des archives de guerre, leur hors-champ immédiat est annonciateur de présages morbides.


Quelques scènes plus tard, Kathleen et Johnny se feront tous les deux agresser dans des circonstances similaires. Marchant seule dans une rue, Kathleen est brusquement happée par une silhouette qui semble sortir de nulle part et qui la traîne dans un recoin pour lui sucer le sang. Seul devant le cinéma, Johnny se fait soudainement tirer dessus par une personne qui demeure hors-champ. Sous l’impact des balles il s’effondre, avant de se vider de son sang. Dans les deux cas l’agresseur agit telle une entité démoniaque tapis dans l’ombre et qui ôte à leur victime ce qui fait d’eux des êtres organiques, vivants – leur sang. On reconnaît d’ailleurs une des situations canoniques du film d’horreur qui, mieux que n’importe quel autre genre, a su tirer parti de la puissance menaçante du hors-champ. Si l’agresseur de Kathleen se dévoile dans la suite de la séquence, celui de Johnny en revanche n’apparaît pas lors du meurtre. Cependant son identité est révélée « avant » que le meurtre ne survienne, puisque vers la fin du film, le montage fait précéder la scène où Ray le démasque (donc dans le présent diégétique) au troisième flash-back où Johnny se fait assassiner. Pourquoi le laisser dans le hors-champ, alors que son identité est connue rétroactivement? Il ne s’agit donc pas d’un enjeu dramatique, mais d’une sorte d’impasse, ou plutôt d’une impossibilité figurative : comment représenter, au sein d’un film de gangster, une entité démoniaque sans rompre la cohérence de l’univers diégétique? Précisément en ne la représentant pas directement et en la réduisant à une présence fugitive, obscure, abstraite, inatteignable – et surtout en n’en montrant que ses actes et leurs conséquences, maléfiques et mortuaires, cela va de soi. Et pour Kathleen comme pour Johnny, les agressions entraînent une mort physique et/ou spirituelle, faisant d’eux une figure particulière, celle du vampire.


Dès que le cercueil pénètre dans la demeure familiale, il laisse s’échapper une force maléfique, mettant en place tout un système de contamination qui va toucher principalement Ray et Chez. La simple présence du cadavre de leur frère résonne comme un appel à la vengeance, à la mort, et donc au mal. Johnny devient ainsi la représentation vampirique du mal qui observe l’accomplissement de son œuvre avant de refermer le cercueil sur lui-même. Sa mort constitue l’événement qui pousse les frères Tempio à céder à la tentation. La présence du cercueil semble irradier toute la maison d’une douleur diffuse qui va frapper les personnages et réveiller chez certains une attirance quasi viscérale pour l’acte déviant. Ferrara reprend ici un des postulats sur lequel s’appuie, entre autres, The Addiction, et qui veut que « la fascination pour le mal, inscrite en chacun, n’attend[e] que l’événement qui lui permettra de s’épancher »[4]. Ainsi Kathleen, vampirisée, se laissera peu à peu tenter par un monde trouble, celui de la dépendance au mal. On retrouve cette même incapacité à résister au mal chez la plupart des personnages ferrariens qui s’adonnent alors à de multiples déviances: drogues, alcoolisme (The Blackout, Snake Eyes), violences sexuelles et pratiques sado-masochistes (Snake Eyes), meurtres… Le “bad lieutenant” est à ce titre un des personnages les plus emblématiques tant il accumule les déviances. Ferrara s’attache à dépeindre des situations où les personnages vont se retrouver face au mal, à la possibilité d’en devenir les dépositaires. Dans Nos Funérailles, il présente ainsi la famille comme « terrain épidémiologique »[5], milieu propice à la propagation du mal, qui se confond alors avec ce qui est quotidien, familier.


Dépendance


Mais si tous ont en commun cette inclination pour l’acte déviant, c’est bien plus sous la contrainte que par choix. S’ils ne peuvent y résister, ils ne tirent pas pour autant de satisfaction à y céder. Suite à la mort de Johnny, Ray se rend coupable de deux meurtres or à aucun moment il ne manifeste la moindre satisfaction ou un quelconque signe de libération. Sa vengeance le plonge un peu plus dans la souffrance et la culpabilité, si bien que l’hypothèse d’une violence cathartique paraît bien illusoire. Quels mécanismes poussent alors les personnages à aller vers le mal ? A travers la figure du vampire, Ferrara postule que les personnages sont rattachés au mal par lien de dépendance. Tel le vampire qui n’a de cesse de satisfaire une éternelle soif de sang, l’homme, une fois contaminé, doit se soumettre au mal sous peine de ressentir le manque.


Apparaît ainsi le caractère obsessionnel de l’addiction, thème ferrarien par excellence. Elle peut se révéler sous différentes formes. Manque donc lié à l’absence de sang (The Addiction), de drogues ou d’alcool (Bad Lieutenant, The Blackout), d’une femme (The Blackout) qui évolue pour devenir un manque d’image. Lorsque Ray et Chez sont autour du cercueil, leurs corps accusent tous les symptômes du manque : visages cadavériques, figés par une douleur physique, convulsion des membres, et même cris de fureur. Le comportement de Chez, en particulier lorsqu’il s’effondre sur le cercueil de son frère, n’est pas sans rappeler celui du “bad lieutenant” en état de manque, gémissant et se tordant de douleur. Comme les toxicomanes, tous sont conscients du processus de destruction qu’engendre leur addiction mais ne sont absolument pas en mesure de l’enrayer.


De plus, si les personnages n’ont pas la possibilité physique d’échapper à l’emprise du mal, ils n’en n’ont pas non plus les capacités intellectuelles. Car une des conséquences directes de la soumission au mal est l’impuissance de la pensée. Tous les personnages sont ainsi caractérisés par une inaptitude à réfléchir sur eux-mêmes et à juger de leurs actes, qu’il justifient par le fait qu’ils n’ont simplement pas le choix. La dépendance annihile toute idée de libre arbitre, laissant les hommes assujettis à leurs penchants néfastes, tradition et vengeance pour Ray, fureur et démence pour Chez. Les règles du milieu génèrent des situations extrêmes aboutissant fatalement à la mort. Le mal en tant que composante de la nature humaine devient ici non pas un choix mais une composante obligatoire, conséquence de la prédestination du milieu et de leur addiction que le vampire ne fait qu’éveiller.


Céline Saturnino - Juin 2007



Notes:

[1] Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Minuit, « Critique », 2002 [1983], p.136.

[2] Paul Ardenne, L’Image corps. Figures de l’humain dans l’art du XX° siècle, Paris, éditions du Regard, 2001, p.457.

[3] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier – l’invention figurative au cinéma, Bruxelles-Paris, De Boeck Université, « Arts et cinéma », 1998, p.35.

[4] Xavier Daverat, « Abel Ferrara et le mal », in Why not ? sur le cinéma américain, op.cit, p.156.

[5] Id., p.150.


samedi 9 juin 2007

Appel à contributions: LE NUMERO 7 DE LA REVUE ENTRELACS, L'ATELIER

LE NUMERO 7 DE LA REVUE ENTRELACS

L’ATELIER



PUBLIEE PAR LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN AUDIOVISUEL (LARA),
ET L’ECOLE SUPERIEURE D’AUDIOVISUEL (ESAV) de
L’UNIVERSITE DE TOULOUSE II LE MIRAIL


PARAÎTRA EN MARS 2008




TEXTE DE L’APPEL A ARTICLE


L’ATELIER



Le premier atout de l’oeuvre, c’est le temps, c’est l’odeur, c’est la musique de l’atelier... Le trait qui s’anime, l’air qui circule, le papier qui noircit, le long des chaînes d’inventions que forgent les apprentis à l’orée d’une vénération qui les conduira peu à peu à la maîtrise du faire créateur.
L’Atelier, c’est le lieu de toutes les peines, celui du bonheur éphémère d’un fragment réussi, d’une page bouclée, d’un phrasé qui s’anime jusqu’au retour de la conscience critique, rupture de toute les grâces, que les plus incertains n’auront même pas le privilège de connaître à nouveau !
Il faut passer à l’Atelier. Que l’on soit artiste solitaire, peintre des mansardes, écrivain d’alcôves, ou cinéaste de l’intime, ou que la création suscite, seule, une jouissance d’esthète que d’aucuns ont fait métier de conter, c’est à l’atelier que le labeur de l’artiste s’écoule des fronts enflammés, en grosses gouttes qui abreuvent des pans entiers de l’Histoire du monde, ces masses de regards qui, dans un souffle commun, n’en finissent plus de regarder et d’éprouver le monde...
C’est là, dans les couloirs rugueux de ce laboratoire de la Méthode, où la claustration volontaire s’habille, tantôt d’une ivresse du contentement de soi, tantôt de l’angoisse pénétrante des ratures ou de la panne, feuille noircie, puis déchirée, image barbouillée, partenaires méprisés, voire haïs, c’est là le centre de cette génèse organique, fécondée par les excès accumulés d’un corps sensible au monde, toujours prêt à vomir, si le goût en est aigre ou amer, cet amas de chair et d’âme qui, sortant de l’Atelier, aura peut-être nom d’oeuvre, d’ébauche, d’esquisse, absolue, maîtresse, ou inconnue...
Que d’artistes confrontés de leur plein gré au chaos de l’Atelier ! «Délire géologique» du Cap Créus que Dali avait toujours devant les yeux à Cadaquès, désordre intérieur d’un imaginaire de la persécution, de Rousseau à Van Gogh, de Céline à Ligeti, aux cinéastes de la résistance et du détournement, (on ferait ici un inventaire infini des créateurs éprouvés par des circonstances extérieures objectives, ou / et par les éclats entretenus d’obsessions paranoïaques...), mysticisme inquiet, de Pascal à Tarkowski, scrupule documentaire faisant de l’artiste un militant, tout autant qu’un inventeur de réel, de Zola aux cinéastes documentaristes, voire, de l’Origine du monde, atelier-matrice selon Courbet, au cinéma de Maurice Pialat...
L’Atelier de l’artiste, qu’il soit indistinctement d’écrivain ou de poète, de peintre, de musicien, d’acteur, de plasticien, de photographe, de cinéaste, passe la seule topologie d’un espace réservé et intime. Il ouvre également sur une disposition mentale complexe dont l’imaginaire rétablit incessamment le foisonnement, que sont ces références stratifiées ensevelies par la poussière d’un oubli rémédiable : «Voulez-vous que je vous dise ? demande Picasso au photographe Brassaï. Si j’ai toujours défendu qu’on nettoie mes ateliers, qu’on les époussette, ce n’est pas seulement de peur qu’on dérange mes choses, mais c’est surtout parce que j’ai toujours compté sur la protection de la poussière... Elle est mon alliée... Je l’ai toujours laissée se déposer à sa guise... C’est comme une couche de protection...»(1)
Intrusion dans le microcosme bruyant et aveuglant de l’oeuvre en train de s’élaborer, où l’artiste découpe, comme dans un millefeuille, des fragments éparpillés dont il faut inventer la cohérence, pour les incorporer au continuum de l’oeuvre à venir, ce manifeste évidemment inaccompli d’une pratique momentanée de l’Atelier, où les allées et venues de l’artiste finiront bien par corroborer l’intégration, par l’histoire, de l’oeuvre de toute une vie.
L’Atelier du cinéaste se lit parfois dans l’entrelac subtil de la cicatrice à fleur de pellicule. Des scarifications du cinéaste cubain Santiago Alvarez, aux élongations troublées de Sokourov dans Mère et fils, des sutures d’Andréï Roublev, à la dentèle ciselée des esquisses d’Artavazd Péléchian, le film témoigne plus que tout autre de ce contact intime et nécessaire du corps créateur avec la glaise dont est façonné l’objet filmique, faisant, pour ainsi dire, de tout cinéaste un travailleur manuel, dans son sens le plus concrêt, celui de la «fabrique du film».
Le cinéma s’agit, bien plus qu’il ne se pense, ou, s’il se pense, il s’agit premièrement dans cette pensée. Comme on voit, dans le magnifique El Sol del membrillo, du cinéaste espagnol Victor Erice, le peintre Antonio Lopez utiliser, à l’Atelier, les outils du maçon et de l’architecte, le plomb et l’équerre nous renvoyant au Peter Greenaway de Meurtre dans un jardin anglais, images du double confondu, du peintre de la lumière, en cinéaste des procès de la création, et, par là même, des rituels du sacré. Autoportrait de l’acte, identité du geste, l’Atelier est tout entier présent dans cette posture...
Et l’on ne craindra pas, à l’Atelier, d’oser parler de «bricolage», dès lors que l’écrivain et prix Nobel, Claude Simon, le justifie ainsi : «Je ne connais pas, en effet, de terme qui mette mieux en valeur le caractère tout à fait artisanal et empirique de ce labeur qui consiste à assembler et organiser, dans cette unité dont parle Baudelaire et où elle doivent se répondre en échos, toutes les composantes de ce vaste système de signes qu’est un roman»(2). Qu’il s’agisse du roman ou de la toile, de la partition interprêtée ou du film projeté, la formule rappelle qu’à l’origine de toute avènement poétique, il y a les barbouillages, les illuminations, les rognures et la solitude de l’Atelier... !


Pierre Arbus,
Enseignant Chercheur, Université de Toulouse II Le Mirail
Rédacteur en Chef de la revue ENTRELACS,
Coordinateur du numéro 7 : L’ATELIER






NOTES
(1)- : BRASSAÏ, Conversations avec Picasso, Gilberte Brassaï et Gallimard : Paris, 1964. Cité ici dans la 2ème édition, 1997, p. 115.
(2)- : Claude SIMON, Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, tome 2, U.G.E. : Paris, 1974, coll. 10/18, p. 92.




Les propositions d’articles devront parvenir avant le 31 août 2007 à l’adresse suivante, pour être soumises au Comité de Lecture de la revue.

entrelacs@esav.net


vendredi 8 juin 2007

Un faux raccord parmi tant d’autres. Mulholland Drive de David Lynch (2001)

Un faux raccord parmi tant d'autres


Par Céline Saturnino


Le faux raccord est une des figures emblématiques du cinéma moderne en ce qu’il dérègle la transparence classique et se fait mouvement aberrant, pour paraphraser Deleuze. Tout le système de représentation classique est battu en brèche, et à travers lui c’est la réalité même qui est visée, absurde et sans point de repère. Le faux raccord n’est qu’une des manifestations de cette crise, mais il ne cesse de hanter et d’informer les dispositifs moderne et postmoderne. C’est un exemple particulier de ce dernier que nous allons traiter à travers l’analyse d’une séquence de Mulholland Drive de David Lynch.


Réflexion sur le cinéma et ses propriétés fondamentales, son pouvoir et ses illusions, mais également exploration des névroses de la société contemporaine, le film repose sur une perversion subtile de tous les paradigmes classiques. La cohérence du récit (mise à mal par le motif de la boucle qui dissout le principe de clôture), la hiérarchie et le caractère télique des personnages (auxquels se substitue une pléthore de protagonistes aux identités confuses et indiscernables) sont deux des règles classiques que le film désagrège le plus ouvertement non sans une jubilation certaine. Le montage, qui est partie prenante dans le déroulement du récit, subit évidemment le même travail de sape.


La séquence que nous entreprenons d’analyser se situe vers la fin du film. Diane est seule chez elle et elle semble particulièrement affectée. Visage fatiguée, cheveux en bataille, elle erre dans son appartement jusqu’à sa cuisine.



Figure 1. Plan rapproché fixe, ¾ gauche – Diane regarde par la fenêtre puis vers le hors-champ (bord gauche du cadre). Elle sourit : « Camilla, tu es revenue ».



Figure 2. Contrechamp. Plan rapproché fixe
– Camilla regarde Diane en hors-champ (bord droit du cadre).


Figure 3.
Plan rapproché fixe. Diane regarde Camilla (toujours située dans le hors-champ) et devient plus grave.


Figure 4. Contrechamp. Plan rapproché fixe – Diane est « à la place » de Camilla.


Désabusée, Diane se prépare un café. Gros plan sur la cafetière : Diane se sert une tasse puis s’éloigne :




a/


b/


c/


Figure 5. Gros plan – Diane, de dos, se dirige vers le milieu de la pièce (a). Elle sort du champ par la gauche laissant apparaître le dossier du canapé (b).

Plan moyen, travelling avant - La caméra avance au-dessus du dossier, découvrant Camilla allongée (c).




Figure 6. Contrechamp. Plan moyen – Diane (en jean) rejoint Camilla sur le canapé.

Au début de la scène, Lynch se sert d’un regard hors-champ de Diane pour introduire, au détour d’un contrechamp, Camilla dans la scène (fig.2), alors que Diane était censée être seule chez elle. Nous pensons donc que la présence de Camilla nous avait échappé, qu’elle a pénétré dans l’appartement sans crier gare. On revient alors sur Diane (fig.3), dont le visage se décompose sans que l’on ne sache pourquoi, jusqu’à ce qu’un nouveau contrechamp nous en donne la raison : Camilla n’était qu’une hallucination de Diane (fig.4). Sauf que l’hallucination ne portait pas seulement sur la présence de Camilla, mais sur tout le début de la scène. A moins que ce plan ne soit encore qu’un mirage… Diane se dirige alors vers le canapé où l’on découvre Camilla nue, puis c’est au tour de Diane de changer d’apparence sans qu’aucune ellipse temporelle n’ait été figurée.


Par un raccord-regard, l’espace mental de Diane se substitue à l’espace réel, son désir de voir Camilla l’emportant sur la vraisemblance. Puis c’est un raccord-mouvement qui entraîne un changement radical : les personnages se démultiplient dans l’espace et le temps en apparaissant à la fois dans le champ et le contrechamp sous des apparences diverses. Les faux raccords vont crescendo : ils engendrent tout d’abord une apparition de la figure, puis une commutation, pour finalement faire voler en éclat toutes les données.


Les faux raccords sont d’autant plus troublants qu’ils sont « parfaitement » réglés : les champs-contrechamps respectent à la lettre les protocoles de la transparence classique. Changement d’axe de 90°, correspondance des regards et déroulement fluide du mouvement, seule l’incohérence diégétique permet de déceler la rupture. Les plans s’enchaînent sans accroc et selon un montage qui sous-tend une succession spatio-temporelle, selon les conventions classiques intégrées par le spectateur. « C’est parce que la linéarité temporelle constitue un fond de perception indubitable que la dérogation à cet ordre crée un malaise»[i]. Sauf que précisément chez Lynch, cette linéarité n’a pas de sens.


L’égarement qui assaille le spectateur est immédiat, surtout que celui-ci a déjà été fort malmené dans toute la première partie du film ! Cette scène se situe dans la seconde partie, après que Betty et Rita aient ouvert l’énigmatique boîte bleue et qu’elles aient dans le même temps complètement bousculé le cours du récit – là où l’on pouvait légitimement s’attendre à une résolution de tous les mystères précédents. Mais le récit ne fait que s’enrouler alors sur lui-même et les personnages se dédoublent pour devenir autres. Dès que Betty/Diane apparaît, son apparence ne laisse aucun doute sur le fait qu’un changement important a eu lieu. A ce moment là, il est difficile pour le spectateur de conclure (ou d’accepter…) qu’il s’agit d’un autre personnage, jusqu’à ce que divers protagonistes l’appellent par un prénom différent. Betty devient Diane, Rita se change en Camilla, sans qu’aucune explication ne soit proposée du moins explicitement[ii].


Dans la scène chez Diane, le montage brouille totalement la distinction entre champ et hors-champ. Le hors-champ n’est plus que le lieu de l’autre, du fantasme, à moins que ce ne soit le champ lui-même qui soit trompeur, illusoire, toujours susceptible de dévoiler un hors-champ avec lequel il n’entretient qu’un rapport duel. L’espace n’est plus délimité par des données physiques et concrètes, il fait voler en éclats toutes coordonnées cartésiennes. Le visible et l’invisible sont variables et incertains, et leur confrontation crée nécessairement un choc, collision violente de deux espaces hétérogènes. Diane est-elle véritablement face à la fenêtre ou bien est-elle « à la place » de Camilla ? Camilla se tient-elle réellement à côté de Diane ou sur le canapé ? L’une ou l’autre sont-elles seulement dans la pièce ? Quelle partie de l’espace, quels personnages tiennent du délire hallucinatoire, qu’est-ce qui répond à la réalité ? L’espace est pris dans une réalité altérée qui n’a plus de référent diégétique stable, et les personnages passent insensiblement d’un espace à l’autre. Par les faux raccords, le champ-contrechamp perd son centre, il ne peut plus relier deux espaces conjoints puisque ceux-ci sont inféodés à un état de conscience trouble, celui de Diane. Soit une dissolution des deux entités sur lesquelles se fonde le montage classique : l’espace (censé régir les raccords de direction, raccords dans l’axe etc) et les personnages (qui assurent les raccords-mouvements et les raccords-regards).


Le présent quant à lui (ou du moins ce que l’on suppose être tel) est mis en rapport avec des nappes de passé, mais sans que l’on sache finalement avec certitude ce qui appartient au présent, au passé ou au futur. La vision de Camilla est-elle une répétition d’une situation passée, alors que les deux femmes étaient encore amantes, ou une simple hallucination ? L’actualité du temps n’a plus aucune emprise, les strates temporelles sont indiscernables les unes des autres. Lynch nous offre ainsi une véritable image-temps, auréolée de tout le mystère et de la terreur sourde que le cinéaste affectionne.


Apparente incohérence donc, mais à quelle cohérence s’oppose-t-elle ? C’est bien la question que pose Lynch. Tout n’est qu’illusion, professe l’homme sur la scène du Silencio. La vraisemblance, la cohérence, l’objectivité du système de représentation classique ne sont que des illusions proférées par Hollywood pour pallier les lacunes d’une réalité sombre et pour prôner une idéologie qui ne repose que sur des mythes. Mulholland Drive, informé par une mise en abîme généralisé, est peut-être un des films de Lynch qui dénonce le plus ouvertement la dimension factice de la transparence classique et le miroir aux alouettes que constitue tout un pan de l’idéologie américaine.


Le champ de la représentation chez Lynch n’est en aucun cas celui d’une réalité pleine, objectivable, mais celui d’une réalité plurielle et protéiforme faite de béances spatio-temporelles et où règne la subjectivité. Lynch modèle l’image à partir des mécanismes de l’imaginaire pour en faire un terrain d’exploration de la mémoire, qui est tout autant celle de ses personnages, celle des spectateurs et celle du cinéma.



Bibliographie :

Vincent Amiel, Esthétique du montage, Paris, Nathan, « Nathan Cinéma », 2002.

Michel Chion, David Lynch, Paris, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, nouvelle édition augmentée, 2001 [1° éd. 1992].

Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Minuit « Critique », 2002 [1° éd. 1983], Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, « Critique », 2002 [1° éd. 1985].

-----------------------------------------

Céline Saturnino, février 2007.




Notes:

[i] Vincent Amiel, Esthétique du montage, Paris, Nathan, « Nathan Cinéma », 2002, p.24.

[ii] La dualité des personnages est un leitmotiv dans le cinéma lynchien, que l’on se rappelle de Lost Highway qui portait à son paroxysme cette dualité à travers les couples Pete/Bill et Renée/Alice.


A la surface des ténèbres, dans les profondeurs du cinéma. Intertextualité dans Sombre (1998) de Philippe Grandrieux

A LA SURFACE DES TENEBRES,
DANS LES PROFONDEURS DU CINEMA



Par Julien ACHEMCHAME


« Quelque chose du fond remonte à la surface, y monte sans prendre forme, s’insinue plutôt entre les formes, existence autonome sans visage, base informelle. Ce fond en tant qu’il est maintenant à la surface s’appelle le profond, le sans-fond. »

Gilles DELEUZE, Différence et répétition



La citation filmique, pour beaucoup d’observateurs du cinéma, définit en grande partie l’orientation du cinéma contemporain. On classe facilement et sans appel, dès que l’on rencontre dans un film une quelconque citation, l’œuvre dans la catégorie fourre-tout de la « post-modernité. » Mais ces analyses passent, à notre avis, à côté de l’essentiel : celui de la singularité de la citation elle-même, ce riche dialogue à distance, dans le temps et l’espace, entre deux images cinématographiques. L’image ressurgit du passé, se ré-actualise, dans une autre œuvre et littéralement revit grâce à elle. Comme on parle pour l’œuvre cinématographique de corps filmique, la citation est une véritable « greffe. » Et à ce titre, elle demande toute l’attention des yeux chirurgiens de l’analyste.

Parler de « greffe », ou de citation, pour un film comme Sombre (1998) semble un pari à la fois risqué et facile : autrement dit, paradoxal. Le film du cinéaste français Philippe Grandrieux ne cite pas consciemment d’autres films ou d’autres images que l’on pourrait reconnaître telles quelles, son but est plutôt de faire ressurgir des formes, dans un ensemble qui serait de l’ordre de la mosaïque. Pas de psychologie, pas de situation narrative précise, simplement des formes : des enchevêtrements de lignes formant des figures. Le cinéma précieux de Grandrieux est tactile, il engage le corps du spectateur dans son ensemble. Mais alors comment reconnaître les sources, l’origine possible des « greffons » ? Tout simplement en faisant comme son cinéma nous le suggère : en nous fiant à nos sensations, celles de nos yeux plongés dans l’obscurité de la salle de cinéma. Finalement, en étant nous-même à cet instant précis, c’est-à-dire des spectateurs. Car voilà le paradoxe de Sombre, il s’adresse à nous en tant que spectateur de Cinéma, art qui, est-il encore besoin de le rappeler, a déjà plus de cent ans. Il est donc forcé que l’œil, plongé dans l’obscurité lumineuse perpétuelle, essaye de reconnaître des formes qu’ils auraient pu déjà apercevoir au hasard de ses rencontres cinématographiques.

Lors de la deuxième édition de la manifestation « Les nouvelles revues de cinéma ont la parole ! » qui s’est déroulée à Montpellier du 3 au 6 avril 2002, les organisateurs eurent la judicieuse idée de convoquer critiques et spectateurs à de nombreux ateliers autour de Philippe Grandrieux et de son film passionnant. Inévitablement, au fil des conversations, plusieurs rédacteurs en chef de revues universitaires et quelques spectateurs ont cité des références précises qu’ils avaient décelé : 2001, l’odyssée de l’espace (1968) et Shining (1980) de Stanley Kubrick, Faces (1967) de John Cassavetes, l’imagerie du vampire et Nosferatu (1922) de Friedrich Wilhem Murnau (choisi, d’ailleurs par Philippe Grandrieux lui-même en clôture de la manifestation). Si l’on parcourt les revues cinématographiques de l’époque de la sortie du film, du moins dans celles qui ont su voir en Sombre le véritable film novateur qu’il ne cessera d’être, de nouvelles références apparaissent : Lost Highway (1996) de David Lynch[1] ou bien encore à Partie de campagne (1936) de Jean Renoir[2]. Après autant d’horizons divers, je me propose d’ajouter le nom d’Ingmar Bergman à cette liste déjà fameuse d’influences et plus particulièrement un plan de son film L’heure du loup (1967).




I°/ « SOMBRE » de PHILIPPE GRANDRIEUX (1998) : CONTEMPLATION DE LA SURFACE


Le plan, l’image de Sombre que je me propose d’analyser est l’image « emblématique », frappante du film, si je puis dire. Quiconque a vu le film dans une salle de cinéma comprendra aussitôt de quel plan je parle. Il est saisissant, stupéfiant, fascinant, à la fois troublant et d’une grande beauté formelle. Pourquoi cette image incarne-t-elle si bien l’émotion ressentie face à l’ensemble du film ? Qu’est-ce qui trouble en elle ? Qu’est-ce qui la rend fascinante et représentative de la démarche esthétique et cinématographique de Grandrieux ?

Plus que des personnages ou une histoire motivée par la psychologie, la principale force de Sombre réside dans le fait qu’il donne à voir des images ; et « donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. »[3] La démarche moderne de Grandrieux, mais qui ne cherche pas l’anesthésie du regard, consiste à montrer une image pour ce qu’elle est aussi : c’est-à-dire une pure forme. L’image cinématographique, paradoxalement et consubstantiellement, possède une double réalité : ce qu’elle nous montre, ce qu’elle représente (son signifié) et ce qu’elle veut nous cacher, sa réalité première et pourtant invisible, c’est-à-dire son statut de lumière projetée sur un écran. Grandrieux module, transforme, altère le support de sa pellicule et s’éloigne du « réalisme ontologique » de la représentation cinématographique. Il détourne la perception quotidienne du réel et fait baigner son spectateur dans un bain de sensations nouvelles. Il essaye de trouver le lieu insituable de la forme signifiante, là où il pourra faire perdre tous les repères à son spectateur. Pour cela, il prend pour prétexte la maladie mentale : la diégèse est filtrée à travers la subjectivité malade de Jean (Marc Barbé), un tueur de femmes. Désorientation du personnage et du spectateur avec lui, par la contamination de la pellicule, du support filmique (lieu le plus caché, autrement dit « tabou » dans le cinéma puisqu’il se trouve dans le dos des spectateurs, hors de portée de l’œil). L’utilisation systématique du flou dans le film renvoie ainsi à l’impossibilité de trouver la juste distance entre les deux réalités de l’image (le moment réel du tournage et celui, tout aussi réel, de la projection.)

Le plan « emblématique » qui nous intéresse se trouve à l’intérieur d’une scène que l’on pourrait qualifier de légère en soi, hors contexte : deux sœurs et un homme vont se baigner par un bel après-midi ensoleillé. Bien sûr, l’homme est un tueur de femmes et il y a immédiatement un suspense, un malaise qui se crée chez le spectateur. Malgré tout, il semble que Jean soit fasciné par Claire (Elina Löwensohn), la jeune femme vierge et brune ; quant à sa sœur, Christine (Géraldine Voillat), elle en est l’antithèse cinématographique héritée de Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958) : elle est blonde et porte sa sexualité à fleur de peau, à la limite de la vulgarité, elle est le prototype de la victime de Jean. De la même façon, le cadre, idyllique en apparence, cache des choses plus troubles. En effet, l’eau est apparue une première fois dans le film, elle était associée à un des meurtres de jeune femme : Jean avait déposé son cadavre au bord d’un cours d’eau, si bien que le spectateur « conditionné » malgré lui sent l’angoisse monter, sourdre à la vue de la vaste étendue aquatique. De plus, le plan que nous allons scruter attentivement était déjà présent, à l’état embryonnaire, dans la scène : Jean était immobile, en plan moyen, vu de dos, semblant hypnotisé par le débit de l’eau. Aucune explication de cette « fascination », aucun mot explicatif ne se pose jamais sur cette sensation que nous fait partager Jean alors qu’il a assouvit ou qu’il va assouvir ses pulsions meurtrières.

La scène de baignade débute ainsi : Christine, la blonde, se jette à l’eau, elle se met nue, envoyant sans pudeur son maillot vers Jean. Claire, la brune, quant à elle, hésite au bord de l’eau (a-t-elle peur ?) : comme si elle savait que l’eau était un milieu instinctif, charnel, sensuel, de fusion, absorbant les éléments hétérogènes pour les fondre à lui, en lui. Absorption de l’hétérogénéité, un peu comme la pellicule de cinéma unifie les plans épars dans un même défilement.

Le plan suivant est celui qui nous intéresse. Plan fascinant car montrant un regard fasciné fantasmé (en effet, Jean est vu de dos, nous ne voyons pas son regard et nous l’imaginons) : il nous renvoie à notre propre regard, celui de spectateur de cinéma fasciné par la lumière.

Ce plan est d’une simplicité quasi-abstraite dans ses formes : Jean, réduit à l’état d’ombre par le contre-jour, rencontre la surface aquatique au statut indécidable et paradoxal ; à la fois sombre et lumineuse (juxtaposition de touches brillantes et de touches sombres à la manière impressionniste) et, immobile et en mouvement, dans un entre-deux comme le serait le dispositif du Cinématographe : succession d’images fixes proches dans le temps et dans l’espace que le cerveau du spectateur doit combler, fluidifier, unifier[4]. Ainsi, ce plan « ne [nous] dit-il pas comme un secret du mouvement »[5] au Cinéma ?

La simplicité du dispositif s’offre au regard comme pour dépouiller l’image de ses artifices. Il est remarquable de noter que le son est en sourdine pendant le plan : le vent souffle très loin et l’eau, pourtant si proche, dans la mesure où elle emplit le cadre, semble à des années lumières ; comme pour montrer la prégnance de l’œil sur cette image. Image qui vise à l’abstraction, situation de temps mort, absorption d’une forme par une autre (on a l’impression que Jean est absorbé par la surface lumineuse, et si, lui, ne l’est pas vraiment, notre œil, lui, l’est irrémédiablement), le plan se présente comme une faille, une béance révélant l’image cinématographique à son état de surface absorbante de lumière.







II°/ « L'HERURE DU LOUP » de INGMAR BERGMAN (1967) : OSCILLATION DANS LES PROFONDEURS


Le dispositif de l’image de Sombre : l’homme devant l’eau au statut indécidable et paradoxal, évoque une scène du film L’heure du Loup de Ingmar Bergman.

Au milieu du film de Bergman, Johan (Max Von Sydow), peintre à l’imagination torturée et envahissante, raconte à sa femme, Alma (Liv Ullman), le meurtre d’un petit garçon qu’il aurait commis. Cette scène n’est pas racontée en voix off par le peintre (d’ailleurs aucun mot n’est prononcé pendant les deux minutes que dure la séquence) mais montrée, comme pour souligner la véracité du fait (on sait qu’une image ne peut mentir, surtout celle de Cinéma !) Johan, donc, est en train de pêcher. Un petit garçon est proche de lui, l’observe ; il est sans identité, venu d’on ne sait où et son comportement est pour le moins énigmatique (aucune cause décelable à ses moindres faits et gestes.) Une musique sourde et angoissante accompagne la scène, la « réalité » des sons n’arrivant pas jusqu’à notre oreille, elle augmente subitement lorsque l’eau envahit le plan dont les formes ressurgissent dans Sombre. A l’opposé, chez Grandrieux, la musique est absente, comme si elle avait été absorbée dans le mécanisme de la greffe, signifiant l’éloignement du « pathos », de l’émotion facile liée, en général, à l’utilisation de la musique. Chez Bergman, le plan n’est pas aussi abstrait : Johan, que nous voyons au bord de la falaise, range sa canne à pêche précipitamment tandis que le jeune garçon se tient debout dans son dos, d’une effrayante présence immobile. Malgré tout, l’eau envahissant le plan produit le même effet que chez Grandrieux : c’est notre œil qui est absorbé par la lumière de la surface.

Par la suite, une bagarre s’engage entre les deux protagonistes (à noter que le jeune garçon mord, peut-être de manière vampirique, Johan, laissant une possible trace du traumatisme qui va s’ensuivre.) Le peintre, dans un excès de violence, va frapper le jeune garçon à la tête avec une grosse pierre. Il va ensuite jeter son cadavre à l’eau. S’en suit une scène durant laquelle nous voyons l’eau sombre absorber en son sein le corps de l’enfant, puis, après un moment, le faire ressurgir à la surface et, enfin, l’engloutir définitivement dans ses ténèbres aquatiques. L’eau se révèle ainsi absorbante du traumatisme, du corps mais hésite à l’absorber dans ses profondeurs. Mouvement d’hésitation, d’oscillation de l’eau qui finalement ne finit jamais : un cycle nous a été montré mais la totalité (sinusoïdale ?) est faite de la répétition, en circuit fermé dans l’esprit du personnage (du spectateur ?), d’un cycle. L’eau est le milieu instinctuel, inconscient, incontrôlable, qui n’oublie rien : grande Mémoire de l’humanité (ou du cinéphile ?) Elle peut à tout moment convoquer le traumatisme et le faire affleurer à la surface.

« Quelque chose du fond remonte à la surface, y monte sans prendre forme, s’insinue plutôt entre les formes, existence autonome sans visage, base informelle. Ce fond en tant qu’il est maintenant à la surface s’appelle le profond, le sans-fond. »[6] : voilà peut-être ce que filme Grandrieux. Filmer le profond à la surface des choses, voilà un paradoxe à rajouter à cette image. A la surface de l’image, c’est la mémoire cinéphilique qui affleure, se souvient. Ce « profond », pourtant éclatant de toute sa brillance à la surface de l’eau, est finalement révélé par l’intertexte. L’image nouvelle a absorbé l’ancienne, l’a digérée. Le dialogue entre les images permet à la violence originelle de n’avoir plus besoin de forme, si ce n’est l’informe, pour faire monter l’angoisse à travers l’œil, « vampiriser » littéralement la perception du spectateur. Néanmoins, en restant à la surface, l’œil est protégé, il ne peut se noyer dans les profondeurs : la surface renvoie l’image à sa forme signifiante. Les deux démarches des metteurs en scène se rejoignent sous la forme de cette interrogation, à la base du paradoxe de la modernité au cinéma : comment révéler la forme signifiante de l’image cinématographique sans enfermer, pour autant, le spectateur dans la pure contemplation esthétique d’un imaginaire qui, finalement, peut se révéler vampirique ?

Ce paradoxe permet au cinéma de révéler son essence véritable, et pourtant souvent invisible aux yeux du spectateur : « Une réalité sans tâche : protégé par un écran. Mais la réalité n’est pas derrière l’écran. Elle s’y inscrit directement, par l’effet d’un faisceau de lumière. Réalité projetée. L’œil projette aussi sa lumière sur le carré de toile, il caresse les différences immatérielles, il s’enfonce dans l’abîme léger, le manque délicieux de la « réalité » qu’il désire.»[7] L’œil du spectateur est le lieu d’un enjeu majeur, c’est à lui de savoir voir le paradoxe en action qu’est le cinéma, autrement dit de reconnaître le cinéma sous ses métamorphoses incessantes. Sombre, en balisant ce terrain, rencontre inévitablement l’intertexte, dans la mesure où « il y a toujours déjà de l’image, des images, sous et dans l’image. Toute image est à la fois forme et fond d’une autre image, naissant d’un fonds illimité d’images. »[8] C’est ce qui fait la fragilité du film et la force ambitieuse de son projet esthétique. Le cinéaste remet le spectateur, l’ensemble de son organe perceptif, au centre d’un tourbillon émotionnel, sensitif d’images anciennes et nouvelles, l’inscrivant dans un temps mémoriel qui le dépasse et le submerge. Ainsi, comme l’écrit Nicole Brenez : « Sombre introduit avec beaucoup d’élégance un rapport nouveau dans l’histoire des formes intertextuelles : il précise les modèles images dont il vient ( il les détaille, les conforte, les construit jusqu’au bout, les problématise ) et, ce faisant, nous les rend plus précieuses encore. »[9] Dans la fragilité de la greffe intertextuelle imaginée par le film de Philippe Grandrieux, un nouveau corps cinématographique, monstrueusement beau, prend naissance sous nos yeux sidérés. Le cinéaste compose son film à partir d’images anciennes et les réanime par la « magie » propre au cinéma ; car au cinéma, tout s’inscrit dans la lumière vivante du présent, au-delà des ravages du temps. Espérons que ce travail rare, précieux, et qui creuse un profond sillon dans l’esprit du spectateur, saura être précurseur d’une nouvelle ère cinématographique dans le cinéma français et pour le cinéma en général…




Notes :

[1] Julien MODOT, « Le vampire introuvable », quatrième partie de « Les promeneurs de la nuit », Cinergon, Visions de nuit, n°7/8, coordonné par Maxime SCHEINFEIGEL, 1999/2000, p 67.

[2] Nicole BRENEZ, « Préciser Renoir (Sombre partie de campagne) », Simulacres,Circulation, n°2, hiver 2000, p 16-18.

[3] Georges DIDI-HUBERMAN, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les Editions de Minuit, collection « Critique », 1992, p.51.

[4] « Les images – les choses visuelles – sont toujours déjà des lieux : elles n’apparaissent que comme des paradoxes en acte où les coordonnées spatiales se déchirent, s’ouvrent à nous et finissent par s’ouvrir en nous, pour nous ouvrir et en cela même nous incorporer. » Georges DIDI-HUBERMAN, Ibid., p.194.

[5] Jean Louis SCHEFER, L’homme ordinaire du Cinéma, Cahiers du Cinéma, 1980, p.139.

[6] Gilles DELEUZE, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 1969, p.352.

[7] Pascal BONITZER, « L’écran du fantasme », in Théories du Cinéma, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, VII, 2001, p.84.

[8] Raymond BELLOUR, L’entre-images.Photo.Cinéma.Vidéo, La Différence, collection Mobile Matière, 1990, p.245.

[9] Nicole BRENEZ, Ibid., p.18.



vendredi 1 juin 2007

Colloque Internationale de Jeunes Chercheurs - Figure & Figuration - Université Paul Valéry - Montpellier - 15 et 16 juin 2007



Colloque International Jeunes Chercheurs

« Figure et figuration »


Notion centrale en rhétorique comme en linguistique, dans l'histoire des arts comme dans l’histoire littéraire, la figure permet à l'homme soit de restituer à l'extérieur les résultats d'une représentation mentale, intellectuelle ou imaginaire, soit au contraire de transposer une réalité physique (objet, son, image) dans une réalité différente, mais néanmoins perceptible par les sens. Elle résulte d'un processus dit de « figuration ».


Géométrique, mystique, chorégraphique ou christique, de style, de note, ou de silence, etc., la figure crée donc une présence qui fait sens par son rapport au figuré. Mais elle ne vaut que parce que tout n’est pas figure. Quand peut-on dire que la figure est figurante, quand est-elle simplement une image sans puissance figurative ? Quelle sorte de distance existe-t-il entre le produit de la figuration et la réalité de départ, entre la mise en parole et la pensée dont elle procède ? Jusqu’à quel point la figure offre-t-elle la possibilité de différentes interprétations ? La figuration se construit-elle toujours par rapport à une norme, un objet de référence, implicite ou explicite ? Et le rôle du figurant n'est-il pas quelquefois de déjouer cette norme, tout en faisant mine de la respecter (fingere : figurer, mais aussi feindre...) ? Comment la composition de figures devient-elle l’expression d’une mémoire culturelle ?



Comité d’organisation :
Harold GUERRERO, Myriam MORETTIN,
Lionel NAVARRO, Anne-Gabrielle ROCHELLE,
Tristan VIGLIANO
.




Le programme détaillé du colloque:



Vendredi 15 juin 2007


8h30 – 9h15 Accueil des participants

9h15 – 9h30 Ouverture du colloque par M. Luc BOROT – Directeur de l’école doctorale
« Langues, Littératures, Cultures, Civilisations », U.P.V.


Ce que figurer signifie

9h30 – 10h Nathalie PETIBON, « La Figuration de la comparaison, du scientifique au poétique »

10h – 10h30 Sophie MILCENT-LAWSON, « Tropes interclassémiques et figuration du monde chez Giono »

10h30 – 10h45 Débat

10h45 – 11h Pause – café

11h – 11h30 Vanessa RITTER, « Figure(s) et figuration. Les enjeux du discours dans la littérature sapientiale de l’Egypte ancienne »

11h30 – 12h Sylvain CAMILLERI, « De quelques implications phénoménologiques de la notion de figure christique : Hans Urs Von Balthasar et Jean-Luc Marion »

12h – 12h30 Débat

12h30 – 14h30 Déjeuner


Figurer jusqu'à quel point ?

14h30 – 15h Nicolas VALAZZA, « Défiguration du Chef d’oeuvre inconnu »

15h – 15h30 Abeer EL SHAHAWY, « Les Niveaux herméneutiques de la figuration de MAat dans les tombes thébaines : réflexions et remarques »

15h30 – 15h45 Débat

15h45 – 16h Pause – café

16h – 16h30 Xavier SENSE, « Figuration et défiguration : les deux versions de la figure »

16h30 – 17h Débat



Samedi 16 juin 2007


A la recherche de figures inédites...

9h – 9h30 Fabrizio IMPELLIZZERI, « La "Figuration" du fantasme chez Jean Genet et Pierre Klossowski »

9h30 – 10h Codruta MORARI, « L’Inconscient poétique : figuration mentale et matérialité de la figure dans la ville du cinéma français des années 50 et 60 »

10h – 10h15 Débat

10h15 – 10h30 Pause – café

10h30 – 11h Julie MAKRI, « De l’utilisation du style en néologie sémantique : l’exemple de l’espagnol péninsulaire contemporain »

11h – 11h30 François BOUCHON, « L’espace tactile de Georges Braque, une figuration aux limites de l’abstraction comme de la figure humaine. »

11h30 – 12h Débat

12h – 14h Déjeuner


Figures déjouées

14h – 14h30 Julien ACHEMCHAME, « Lost Highway de David Lynch : figure(s) et défiguration du personnage cinématographique »

14h30 – 15h Frédéric BALARD, « Les Figures de la personne très âgée : bien figurer pour bien vieillir »

15h – 15h15 Débat

15h15 – 15h30 Pause – café

15h30 – 16h Valérie MORISSON, « Ellipse de la figure et la défiguration politique dans l’œuvre photographique de trois artistes irlandais : Paul Seawright, Victor Sloan et David Farrell »

16h – 17h Débat de clôture

17h Clôture du colloque