Un faux raccord parmi tant d'autres
Par Céline Saturnino
Le faux raccord est une des figures emblématiques du cinéma moderne en ce qu’il dérègle la transparence classique et se fait mouvement aberrant, pour paraphraser Deleuze. Tout le système de représentation classique est battu en brèche, et à travers lui c’est la réalité même qui est visée, absurde et sans point de repère. Le faux raccord n’est qu’une des manifestations de cette crise, mais il ne cesse de hanter et d’informer les dispositifs moderne et postmoderne. C’est un exemple particulier de ce dernier que nous allons traiter à travers l’analyse d’une séquence de Mulholland Drive de David Lynch.
Réflexion sur le cinéma et ses propriétés fondamentales, son pouvoir et ses illusions, mais également exploration des névroses de la société contemporaine, le film repose sur une perversion subtile de tous les paradigmes classiques. La cohérence du récit (mise à mal par le motif de la boucle qui dissout le principe de clôture), la hiérarchie et le caractère télique des personnages (auxquels se substitue une pléthore de protagonistes aux identités confuses et indiscernables) sont deux des règles classiques que le film désagrège le plus ouvertement non sans une jubilation certaine. Le montage, qui est partie prenante dans le déroulement du récit, subit évidemment le même travail de sape.
La séquence que nous entreprenons d’analyser se situe vers la fin du film. Diane est seule chez elle et elle semble particulièrement affectée. Visage fatiguée, cheveux en bataille, elle erre dans son appartement jusqu’à sa cuisine.
Figure 1. Plan rapproché fixe, ¾ gauche – Diane regarde par la fenêtre puis vers le hors-champ (bord gauche du cadre). Elle sourit : « Camilla, tu es revenue ».
Figure 2. Contrechamp. Plan rapproché fixe – Camilla regarde Diane en hors-champ (bord droit du cadre).
Figure 3. Plan rapproché fixe. Diane regarde Camilla (toujours située dans le hors-champ) et devient plus grave.
Désabusée, Diane se prépare un café. Gros plan sur la cafetière : Diane se sert une tasse puis s’éloigne :
Figure 5. Gros plan – Diane, de dos, se dirige vers le milieu de la pièce (a). Elle sort du champ par la gauche laissant apparaître le dossier du canapé (b).
Au début de la scène, Lynch se sert d’un regard hors-champ de Diane pour introduire, au détour d’un contrechamp, Camilla dans la scène (fig.2), alors que Diane était censée être seule chez elle. Nous pensons donc que la présence de Camilla nous avait échappé, qu’elle a pénétré dans l’appartement sans crier gare. On revient alors sur Diane (fig.3), dont le visage se décompose sans que l’on ne sache pourquoi, jusqu’à ce qu’un nouveau contrechamp nous en donne la raison : Camilla n’était qu’une hallucination de Diane (fig.4). Sauf que l’hallucination ne portait pas seulement sur la présence de Camilla, mais sur tout le début de la scène. A moins que ce plan ne soit encore qu’un mirage… Diane se dirige alors vers le canapé où l’on découvre Camilla nue, puis c’est au tour de Diane de changer d’apparence sans qu’aucune ellipse temporelle n’ait été figurée.
Par un raccord-regard, l’espace mental de Diane se substitue à l’espace réel, son désir de voir Camilla l’emportant sur la vraisemblance. Puis c’est un raccord-mouvement qui entraîne un changement radical : les personnages se démultiplient dans l’espace et le temps en apparaissant à la fois dans le champ et le contrechamp sous des apparences diverses. Les faux raccords vont crescendo : ils engendrent tout d’abord une apparition de la figure, puis une commutation, pour finalement faire voler en éclat toutes les données.
Les faux raccords sont d’autant plus troublants qu’ils sont « parfaitement » réglés : les champs-contrechamps respectent à la lettre les protocoles de la transparence classique. Changement d’axe de 90°, correspondance des regards et déroulement fluide du mouvement, seule l’incohérence diégétique permet de déceler la rupture. Les plans s’enchaînent sans accroc et selon un montage qui sous-tend une succession spatio-temporelle, selon les conventions classiques intégrées par le spectateur. « C’est parce que la linéarité temporelle constitue un fond de perception indubitable que la dérogation à cet ordre crée un malaise»[i]. Sauf que précisément chez Lynch, cette linéarité n’a pas de sens.
L’égarement qui assaille le spectateur est immédiat, surtout que celui-ci a déjà été fort malmené dans toute la première partie du film ! Cette scène se situe dans la seconde partie, après que Betty et Rita aient ouvert l’énigmatique boîte bleue et qu’elles aient dans le même temps complètement bousculé le cours du récit – là où l’on pouvait légitimement s’attendre à une résolution de tous les mystères précédents. Mais le récit ne fait que s’enrouler alors sur lui-même et les personnages se dédoublent pour devenir autres. Dès que Betty/Diane apparaît, son apparence ne laisse aucun doute sur le fait qu’un changement important a eu lieu. A ce moment là, il est difficile pour le spectateur de conclure (ou d’accepter…) qu’il s’agit d’un autre personnage, jusqu’à ce que divers protagonistes l’appellent par un prénom différent. Betty devient Diane, Rita se change en Camilla, sans qu’aucune explication ne soit proposée – du moins explicitement[ii].
Dans la scène chez Diane, le montage brouille totalement la distinction entre champ et hors-champ. Le hors-champ n’est plus que le lieu de l’autre, du fantasme, à moins que ce ne soit le champ lui-même qui soit trompeur, illusoire, toujours susceptible de dévoiler un hors-champ avec lequel il n’entretient qu’un rapport duel. L’espace n’est plus délimité par des données physiques et concrètes, il fait voler en éclats toutes coordonnées cartésiennes. Le visible et l’invisible sont variables et incertains, et leur confrontation crée nécessairement un choc, collision violente de deux espaces hétérogènes. Diane est-elle véritablement face à la fenêtre ou bien est-elle « à la place » de Camilla ? Camilla se tient-elle réellement à côté de Diane ou sur le canapé ? L’une ou l’autre sont-elles seulement dans la pièce ? Quelle partie de l’espace, quels personnages tiennent du délire hallucinatoire, qu’est-ce qui répond à la réalité ? L’espace est pris dans une réalité altérée qui n’a plus de référent diégétique stable, et les personnages passent insensiblement d’un espace à l’autre. Par les faux raccords, le champ-contrechamp perd son centre, il ne peut plus relier deux espaces conjoints puisque ceux-ci sont inféodés à un état de conscience trouble, celui de Diane. Soit une dissolution des deux entités sur lesquelles se fonde le montage classique : l’espace (censé régir les raccords de direction, raccords dans l’axe etc) et les personnages (qui assurent les raccords-mouvements et les raccords-regards).
Le présent quant à lui (ou du moins ce que l’on suppose être tel) est mis en rapport avec des nappes de passé, mais sans que l’on sache finalement avec certitude ce qui appartient au présent, au passé ou au futur. La vision de Camilla est-elle une répétition d’une situation passée, alors que les deux femmes étaient encore amantes, ou une simple hallucination ? L’actualité du temps n’a plus aucune emprise, les strates temporelles sont indiscernables les unes des autres. Lynch nous offre ainsi une véritable image-temps, auréolée de tout le mystère et de la terreur sourde que le cinéaste affectionne.
Apparente incohérence donc, mais à quelle cohérence s’oppose-t-elle ? C’est bien la question que pose Lynch. Tout n’est qu’illusion, professe l’homme sur la scène du Silencio. La vraisemblance, la cohérence, l’objectivité du système de représentation classique ne sont que des illusions proférées par Hollywood pour pallier les lacunes d’une réalité sombre et pour prôner une idéologie qui ne repose que sur des mythes. Mulholland Drive, informé par une mise en abîme généralisé, est peut-être un des films de Lynch qui dénonce le plus ouvertement la dimension factice de la transparence classique et le miroir aux alouettes que constitue tout un pan de l’idéologie américaine.
Le champ de la représentation chez Lynch n’est en aucun cas celui d’une réalité pleine, objectivable, mais celui d’une réalité plurielle et protéiforme faite de béances spatio-temporelles et où règne la subjectivité. Lynch modèle l’image à partir des mécanismes de l’imaginaire pour en faire un terrain d’exploration de la mémoire, qui est tout autant celle de ses personnages, celle des spectateurs et celle du cinéma.
Bibliographie :
Vincent Amiel, Esthétique du montage, Paris, Nathan, « Nathan Cinéma », 2002.
Michel Chion, David Lynch, Paris, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, nouvelle édition augmentée, 2001 [1° éd. 1992].
Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Minuit « Critique », 2002 [1° éd. 1983], Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, « Critique », 2002 [1° éd. 1985].
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Notes:
[i] Vincent Amiel, Esthétique du montage, Paris, Nathan, « Nathan Cinéma », 2002, p.24.
[ii] La dualité des personnages est un leitmotiv dans le cinéma lynchien, que l’on se rappelle de Lost Highway qui portait à son paroxysme cette dualité à travers les couples Pete/Bill et Renée/Alice.
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