jeudi 1 novembre 2007

Une Histoire vraie de David Lynch : mise en abyme de l’expérience spectatorielle

Une Histoire vraie de David Lynch : mise en abyme de l’expérience spectatorielle

Par Thibaut GARCIA

De tous les films de David Lynch, Une Histoire vraie (The Straight Story, 1999) se distingue par son exceptionnelle sobriété, la linéarité de sa narration, et un certain réalisme au-delà de l’excentricité de son héros et du caractère insolite de l’histoire racontée (adaptée, comme l’indique le titre, d’une histoire vraie). Celle-ci se résume à un argument minimal qui conditionne dans une large mesure l’aspect contemplatif et « épuré » de la mise en scène : un vieux paysan nommé Alvin Straight apprend que son frère aîné avec qui il est fâché depuis dix ans, vient d’avoir une attaque. Prenant alors conscience de l’absurdité de leur discorde, Alvin décide d’aller lui rendre visite pour se réconcilier avec lui. Mais Alvin vit seul dans le Nord de l’Iowa avec sa fille handicapée, plusieurs centaines de kilomètres le séparent de son frère et personne ne peut l’y conduire. Malgré son grand âge et son état de santé, il entreprend alors, à bord d’une tondeuse à gazon, un voyage de six semaines à la vitesse de cinq kilomètres-heure, qui s’achèvera par d’émouvantes retrouvailles.

Rompant avec la frénésie de mise en scène et avec la déconstruction narrative auxquelles David Lynch nous avait habitués, ce récit, entièrement articulé autour du personnage d’Alvin qui en est le fil directeur est peut-être pourtant celui dans lequel l’esprit, la pensée du spectateur, sont le plus sollicités pour assurer la cohérence d’un récit très « lâche » réduit à une succession d’aventures anecdotiques. C’est par la focalisation de ce récit sur Alvin que s’opère le trait d’union, la ligne droite (en anglais, straight signifie droit) qui relie, dans l’espace géographique et dans le temps de la narration, un point de départ que l’on vient de quitter et un point d’arrivée que l’on n’a pas encore atteint, qui fait coexister tous les lieux traversés et tous les personnages rencontrés au gré de ce périple. Or, il n’est pas exagéré de dire qu’Alvin est à la fois l’acteur et le spectateur de son voyage, où plutôt, que la situation inhabituelle dans laquelle Alvin a choisi de se placer renvoie au spectateur quelque chose qui lui évoque la sienne propre.

Quelque chose de l’ordre du ravissement esthétique, d’abord : la lenteur du trajet dilate le temps et confère aux lieux, aux moindres détails du paysage, magnifiés par la photographie et les mouvements de caméra, une importance de premier plan, absente des récits fondés sur l’action pure.

Quelque chose de profondément humain, ensuite : les rencontres fortuites, prétextes à des dialogues plus ou moins graves ou superficiels, sont autant d’amorces d’histoires secondaires aussitôt abandonnées – la nécessité de poursuivre sa route laissant chaque personnage à son propre destin –, mais aussi autant d’occasions pour ce héros ordinaire de mieux se connaître, de mieux se révéler à lui-même comme au spectateur. Voyageant seul et sans moyen de communication, Alvin est le seul à savoir à chaque instant où il se trouve, entretenant avec nous, qui sommes les seuls à le voir, une sorte de complicité par-delà l’écran. Ainsi plongé dans l’anonymat et l’indifférence nés de l’ignorance objective du monde à son égard, séparé de sa fille et de son village qui constituaient ses seules attaches, son cadre de vie qui, à force d’habitudes, finissait par se confondre avec lui-même, notre héros est soudain confronté à la vastitude d’un univers foisonnant où ce microcosme qui constituait son horizon ultime ne lui apparaît plus que comme une singularité parmi tant d’autres. Qui ne serait tenté ici d’opérer une analogie avec la situation du spectateur plongé dans la pénombre au milieu d’inconnus ? Sorti de son cadre de référence, révélé à lui-même comme un individu au milieu d’autres individus, Alvin est d’autant mieux disposé à se confier aux inconnus qu’il croise et dont il se sent soudain presque aussi proche qu’il peut l’être de sa fille. Il illustre en somme ce que beaucoup d’entre nous ont pu éprouver lors d’un voyage à l’étranger, ce sentiment paradoxal de « se retrouver », d’être chez soi, né de la perte de nos vieux réflexes et du retour à une « innocence » originelle. De même que tout voyageur a conscience de vivre une expérience unique, le spectateur qui suit le périple d’Alvin sait que celui-ci vit une expérience personnelle unique, non pas tant par les modalités pratiques de son voyage qui relèvent du simple pittoresque, que par la vertu de ce voyage lui-même, où la distance parcourue est finalement un paramètre négligeable en regard de la dimension humaine, de cette présence de l’individu à l’humanité qui se manifeste paradoxalement dans la solitude. Sans cesse dans l’entre-deux, dans le souvenir des gens qu’il vient de quitter et dans la perspective de ceux qu’il va retrouver, Alvin est le seul à avoir une vision d’ensemble de son périple, à pouvoir assurer un lien entre toutes ces histoires, toutes ces vies indifférentes les unes aux autres, ignorantes les unes des autres, qu’il lui a été donné de traverser au hasard des rencontres. En cela, il est comme le spectateur constituant en esprit un univers fictif à partir des fragments d’espace et de temps que lui livre le film, fragments insignifiants en eux-mêmes, mais qui prennent sens dès lors qu’une mémoire spectatorielle les recueille et les articule, leur assurant une unité qui est aussi la sienne. Ainsi, Alvin incarne en quelque sorte notre mémoire de spectateurs, lieu de la virtualité du film.


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