Des fondements sociologiques du « tragique » dans le cinéma moderne
Par Thibaut GARCIA
On peut être frappé, à la lecture de certains articles de cette revue, par la récurrence d’une rhétorique du tragique dans l’étude du cinéma moderne.
Ainsi, pour Céline Saturnino, dans Nos Funérailles d’Abel Ferrara, “l’assassinat de Johnny joue comme pivot d’un engrenage mortuaire qui ramène perpétuellement les personnages à un point du passé en même temps qu’il les entraîne vers un avenir tragique”. De manière générale, “ce qui interpelle le cinéaste est alors ce mouvement paradoxal qui pousse l’homme à se laisser aller à ses pulsions destructrices alors qu’il sait pertinemment, pour le ressentir au plus profond de lui, qu’elles le mèneront à sa chute (que l’on se souvienne du personnage torturé, joué par Harvey Keitel dans Bad Lieutenant)”[i].
À propos du film Elephant de Gus Van Sant, Julien Achemchame écrit : “C’est que le cinéaste n’est pas du côté du drame, de la « petite histoire » singulière mais de celui de la tragédie. Quelque chose d’inéluctable est enclenché, dès le début, dans ce plan de ciel qui s’assombrit et qui reviendra clore le film, et les déplacements incessants des personnages, même saccadés, revenant sur eux-mêmes, ne changeront rien à l’inexorabilité de leur rencontre avec la Fatalité[ii]”.
Enfin, selon Florent Christol analysant Le Masque de la mort rouge de Roger Corman, “par ce refus de s’avancer masquée, la Mort Rouge défait effectivement le régime festif de la mascarade. Mais, loin de réintroduire du fantastique dans l’espace diégétique, cette intrusion fait basculer le conte dans le tragique. La Mort Rouge profite en effet des vertus contagieuses et mimétiques de la fête pour assujettir les festivaliers au principe réaliste[iii]”.
Notre constat nous amène logiquement à nous demander quelle relation peut exister entre le tragique et la modernité.
Dans la tragédie antique ou classique, ce qui fait la grandeur du héros, c’est le caractère implacable des forces auxquelles il se heurte : la volonté des dieux, la loi des hommes, la morale, etc. Le destin de ce héros est d’être sacrifié, presque toujours physiquement, au moins symboliquement (par le sacrifice de son amour, par exemple, dans Bérénice de Racine) pour préserver ce qui s’apparente à des valeurs et à un ordre social, aussi inique et arbitraire que ce dernier puisse paraître. La place attribuée au spectacle tragique dans la société grecque, si l’on en croit Aristote théorisant la fameuse notion de catharsis dans sa Poétique, semble elle-même procéder de cette logique consistant à purger cette société de toutes les passions qui pourraient lui nuire.
Rien de tel, a priori, dans la tragédie au sens moderne employé plus haut, puisqu’il n’y a, à proprement parler, dans la société moderne, plus aucune valeur ni aucun ordre social qui vienne entraver le déchaînement des passions, les thèmes de prédilection du récit moderne – incommunicabilité, violence, artificialité des rapports humains… – s’articulant précisément autour de l’idée d’une rupture du lien social. Dans un tel contexte, chacun aurait effectivement tout le loisir de laisser libre cours à ses pulsions destructrices, selon une dynamique immanente conduisant tout droit la société à la barbarie, donc à sa propre destruction, comme le suggère le thème de la contamination par le mal, largement évoqué par deux des auteurs cités plus haut.
De la notion de tragique, la modernité ne retient donc que l’idée de la fatalité, du mal et de la destruction inéluctables, et ignore son envers, le conflit, la lutte entre des forces et des intérêts contraires. Cette lutte peut opposer l’individu à la société ou aux dieux, ou bien être purement « intérieure », mais fonde, en tout état de cause, le caractère héroïque du personnage tragique. A contrario, le héros moderne, d’ailleurs fréquemment qualifié d’« anti-héros », est cet individu dont rien ne vient contrarier les désirs et les pulsions, mais qui n’en est pas, loin s’en faut, plus libre ni plus heureux, puisque c’est à ces derniers qu’il est à présent asservi, sans opposer la moindre résistance à la dynamique d’anéantissement qui en découle : anéantissement de l’autre dans une pure économie de la jouissance (cf. Saló ou les 120 journées de Sodome, de Pier Paolo Pasolini, 1975), laquelle ne peut finalement trouver sa plénitude et son point d’équilibre que dans l’anéantissement de soi-même, suivant la fameuse « pulsion de mort » identifiée par la psychanalyse. Et quand bien même le héros moderne n’a apparemment rien de monstrueux, il n’en est pas beaucoup plus humain pour autant, sa résignation face à des événements qu’il subit sans jamais en rechercher les causes ni tenter d’en modifier le cours, en faisant la figure par excellence de l’irresponsable, étranger aux problèmes de la société : on peut ici évoquer une fois de plus la jeunesse dépeinte par Gus Van Sant, et notamment les propos incohérents du héros de son dernier film Paranoïd Park (2007), meurtrier accidentel pour qui la mort d’un homme, la guerre en Irak ou le divorce de ses parents semblent, au milieu de la confusion mentale où il est plongé, autant de drames interchangeables, capables de se relativiser et de s’annihiler les uns les autres, l’empêchant de s’y sentir impliqué sous prétexte qu’« il y a des choses plus graves ». Cette annihilation mutuelle du drame dont on est la victime, de celui dont on est l’acteur et de celui qui a lieu à l’autre bout du monde, est rendue possible par le fait qu’indifférent à sa propre douleur, le héros est d’autant moins capable d’appréhender celle des autres. L’indifférence à la douleur fait du héros moderne l’incarnation privilégiée du déni, un déni qui, dans une apparente contradiction vis-à-vis de ce qui vient d’être formulé, ne peut lui-même être compris que comme l’intériorisation, par le personnage, d’un certain « discours » social.
Quel est donc ce discours ? Précisément celui de la société dite « moderne »[iv], fondée sur la science moderne inaugurée au XVIIe siècle par le Discours de la méthode de Descartes. Une science dont le maître-mot est l’émancipation du sujet raisonnable, que ce soit vis-à-vis du dogme religieux qui régissait l’organisation des sociétés médiévales, ou vis-à-vis de la nature dont l’Homme doit se rendre maître et possesseur. Discours moderne, donc, en vertu duquel le progrès scientifique et technique est censé rendre l’Homme plus libre et plus heureux, mais qui tend à occulter la condition matérielle de ce progrès : l’économie de marché, qui lui assure des débouchés commerciaux, et par là même un financement. Parvenue trois siècles plus tard à son plein développement, c’est-à-dire à la saturation du marché, cette économie ne peut survivre qu’en s’appuyant sur la société de consommation, une société dans laquelle les individus ne travaillent plus pour produire les biens dont ils ont besoin, mais pour pouvoir consommer des biens produits en excédent. Or, la société de consommation repose sur une tout autre rhétorique de l’émancipation : celle que Michel Clouscard a appelée « l’idéologie du désir »[v], soit une réduction de la liberté au désir particulièrement prégnante dans le discours libertaire des années 1960-1970, où revendications politiques et affirmation de la liberté de « jouir sans entraves » se confondent allègrement. Ainsi, l’idéologie du désir prône, contre des structures sociales jugées trop rigides, donc « castratrices », la légitimité du désir émancipateur, bientôt mis au service de la société de consommation par son exploitation publicitaire : logique perverse consistant à solliciter en permanence le désir du consommateur pour le réduire à l’acte d’achat.
De la science moderne, l’idéologie du désir retient donc l’idée d’émancipation, mais en substituant le désir à la raison, fait éclater les contradictions qui travaillaient cette science moderne depuis l’origine. Car si le sujet raisonnable comprend l’intérêt qu’il a à vivre en société, en revanche, le sujet désirant s’oppose à la société vis-à-vis de laquelle il est un facteur de désagrégation. S’il est donc raisonnable pour l’économie de marché de susciter constamment le désir du consommateur si elle veut continuer à exister, il est en même temps insensé de faire reposer l’ensemble de la société sur une idéologie qui, par sa dynamique propre, condamne à terme cette société à disparaître.
Il en résulte que le « héros » moderne n’est plus un sujet tragique conscient, pour l’éprouver directement, de l’antagonisme qui oppose ses passions et ses désirs à l’ordre social, mais le symptôme d’une société qui a choisi de se masquer à elle-même l’antagonisme qui la travaille de l’intérieur : celui qui existe entre un désir qu’elle cherche à stimuler par tous les moyens et un ordre social qui implique nécessairement que soient fixées des limites à la recherche effrénée du plaisir, limites qui ne passent pas seulement par les lois, mais aussi par les contraintes inhérentes au travail productif, condition de possibilité de la consommation. Un déni des contradictions qui se retrouve effectivement chez notre héros moderne sous la forme du déni de la souffrance, puisque la société lui a appris qu’il n’a aucune raison de se sentir malheureux dans un monde censé satisfaire ses moindres désirs. Fondamentalement frustré, mal dans sa peau, ce personnage n’a pas, de la société dans laquelle il vit, une vision d’ensemble qui lui permettrait d’appréhender les causes objectives de son malaise, ce qui le condamne au refoulement, voire au sentiment de culpabilité. Cette inconscience est d’autant plus compréhensible que le personnage moderne a dans cette société une situation marginale, voire parasitaire (aristocrate ou bourgeois décadent, mafieux, adolescent[vi] dans les exemples sus-cités), qui le maintient à l’écart des rapports de production, le privant de ce que Georg Lukács appelle la « conscience de classe »[vii]. D’où la fameuse « crise de l’image action » – que Gilles Deleuze a théorisée sur le plan esthétique sans en analyser les fondements sociologiques[viii] –, puisque ne pouvant accéder à cette conscience de classe, le héros moderne ne saurait se définir, au plein sens du terme, comme un acteur de l’histoire. D’où, également, deux acceptions radicalement opposées de la modernité :
1) la modernité comme attitude créatrice (scientifique, artistique, politique) tournée vers un projet d’avenir, et
2) la modernité comme contexte social impliquant le plus souvent de la part de l’observateur un simple constat impuissant, cynique ou désabusé, cette posture étant parfois qualifiée de post-moderne pour l’opposer à l’attitude créatrice définie ci-dessus, à laquelle elle succède historiquement.
Deux acceptions qui renvoient donc en réalité à deux moments historiques distincts, quoique nécessairement liés entre eux : celui où la modernité réside dans un projet novateur, par définition porteur d’espoirs et d’idéaux, et celui où elle qualifie le résultat de ce projet, un système social bien établi, avec son lot de désillusions.
Modernes, les personnages de la plupart des films actuels ne le sont pas en tant que porteurs d’un projet ou incarnations d’un idéal à atteindre, mais au contraire, en tant qu’expression d’un mal-être face à une société qui, se masquant à elle-même ses contradictions, prive les individus, de plus en plus isolés les uns des autres (sous l’action conjointe de l’idéologie du désir et de la division du travail), de toute vision du monde globalisante pouvant déboucher sur un projet collectif de transformation. À l’inverse de ce qui se passe dans la tragédie antique ou classique, où le caractère objectivement insurmontable d’une force extérieure fait de la lutte du héros une lutte désespérée, le tragique de la société moderne et des œuvres qu’elles produit vient en quelque sorte de l’intérieur, puisqu’il réside dans l’inconscience de la réalité sociale, inconscience qui condamne l’individu au fatalisme et à la passivité, là où il lui serait possible d’agir pour modifier le cours de l’histoire. Il repose donc essentiellement sur une dialectique des apparences et de l’occultation, où la société moderne est à la fois dénoncée comme un vaste simulacre – le « retour du refoulé » qui affecte les personnages démontrant que cette société ne fonctionne pas aussi bien qu’elle le prétend –, tout en conservant une apparence de fatalité aux yeux de celui – personnage, cinéaste, spectateur – qui ne peut l’appréhender que sous des aspects fragmentaires, sans en saisir la dynamique d’ensemble.
On comprend mieux, sous cet angle, la tendance, commune aux trois films analysés dans les articles susmentionnés, à mettre une esthétique du tragique au service exclusif de récits « anecdotiques ». En effet, si sur le plan de la mise en scène, tout concourt, comme le soulignent les auteurs, à nous donner le sentiment que le destin des personnages est scellé d’avance, la teneur du récit (chronique d’une famille mafieuse, histoire d’une tuerie inspirée d’un fait divers, huis-clos centré sur un microcosme de privilégiés), dénote un attachement au particulier qui ne permet pas véritablement de saisir l’essence tragique d’une situation, autrement dit, de comprendre d’où vient le mal et quelles sont les raisons profondes qui poussent les personnages à agir comme ils le font. Il n’y a pas, dans le tragique moderne, de dimension exemplaire : les choix et les agissements du héros n’engagent plus le destin de toute la société, comme c’est le cas, par exemple, dans l’Antigone de Sophocle. La société n’est plus que l’arrière-fond où se joue le destin infiniment singulier, donc rebelle à toute explication, de personnages vis-à-vis desquels toute identification, lorsqu’elle est possible, ne peut être fondée que sur l’émotionnel.
On peut donc parler, à propos de ce cinéma-là, d’un véritable divorce entre l’esthétique et l’éthique, puisqu’une esthétique moderne au sens 1, fondée sur l’innovation formelle, y est mise au service d’une éthique postmoderne (ou moderne au sens 2), reposant sur le pessimisme, voire sur le cynisme. Rompant avec la tradition du récit classique basé sur la succession chronologique d’actions accomplies par les personnages en vue d’atteindre un but (ce que Gilles Deleuze appelle, précisément, l’image-action), les films en question procèdent d’une certaine modernité esthétique en ce qu’ils se démarquent des modèles artistiques consacrés par l’usage pour en proposer d’autres. Mais ils rompent aussi, dans le même temps, avec ce que nous pourrions appeler paradoxalement « l’éthique moderne du cinéma classique », à savoir la valorisation, par le biais du récit et des personnages, de l’idée d’un projet donnant un sens à nos actes.
Pour autant, comme le démontre notamment l’approche de Florent Christol, ces films ne sont pas, loin s’en faut, dénués de tout élément de critique sociale susceptible de déboucher sur une prise de conscience. On peut même dire que le substrat sociologique et idéologique en est une composante éminemment fertile sur le plan de l’analyse. Seulement, ces éléments de critique sociale sont distillés plutôt qu’assénés. Ils se laissent difficilement appréhender du dedans de l’œuvre et appellent fréquemment une critique méta-discursive qui dépasse les considérations relatives aux intentions de l’auteur pour aborder l’étude du contexte de production qui influence son style. En cela, le travail du chercheur s’avère particulièrement utile dans la perspective d’une « herméneutique du sens », seule capable de déjouer la fatalité apparente de toutes les plaies du monde (post)moderne et de combler l’abîme illusoire entre l’esthétique et la signification.
[i] Céline Saturnino, « Nos Funérailles d'Abel Ferrara : le mal et le vampire », 15/06/07.
[ii] Julien ACHEMCHAME, « Elephant de Gus Van Sant. Le sensible cinématographique en œuvre (d’art) », 15/07/07.
[iii] Florent Christol, « “Le Masque de la mort rouge”, fiction matricielle du film d’horreur américain moderne », 15/10/07.
[iv] Nous laissons de côté l’aspect trans-historique de la notion de modernité, c’est-à-dire le fait que chaque époque ait été en son temps perçue comme moderne, pour ne traiter que les caractéristiques et les origines de « notre » modernité.
[v] Cf. Michel CLOUSCARD, Néofascisme et idéologie du désir, Paris, Denoël/Gonthier, 1973.
[vi] Il s’agit, dans ce dernier cas, de « parasitisme infantile ».
[vii] Cf. Georg LUKÁCS, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960.
[viii] Cf. Gilles DELEUZE, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983. L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985.
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