dimanche 4 novembre 2007

Lost Highway de David Lynch (1996). Relecture hitchcockienne des puissances du cinéma


Lost Highway de David Lynch :

Relecture hitchcockienne des puissances du cinéma


Par Julien ACHEMCHAME



Interrogé par Michael Henry dans Positif[1] lors de la sortie de Lost Highway, David Lynch indique que son film préféré d'Hitchcock est Fenêtre sur Cour (Rear Window - 1954). Par cette précision, le cinéaste nous donne peut-être une clé de lecture intéressante de son film. Nous allons, à travers le prisme du cinéma d’Alfred Hitchcock, tenter de tracer un parcours possible dans l’œuvre fascinante de David Lynch.

Ainsi, lors du premier plan, Fred Madison (Bill Pulman) apparaît, le bout incandescent de sa cigarette luisant dans l’obscurité. Cela évoque effectivement une scène célèbre de Fenêtre sur Cour, dans laquelle L.B. Jeffries (interprété par James Stewart), observant son voisin meurtrier (Raymond Burr), ne voyait que le point lumineux de la cigarette dans les ténèbres de son appartement. Cet homme, supposé avoir assassiné sa femme puis l’avoir découpée en morceaux, est surpris dans un moment de calme. Le plan hitchcockien pourrait être ici réactualisé, poussé à la limite : nous n’aurions plus, alors, l’intermédiaire du personnage et de la longue vue pour nous protéger de ce tueur sanguinaire. Nous serions, dès le premier plan, de l’autre côté, dans le lieu pulsionnel de l’assassin[2], chez lui, dans son antre, avec lui, dans son esprit. Ainsi, le thème du voyeurisme qui hantait l’œuvre d’Hitchcock se trouve convoqué d’emblée dans le film de David Lynch. Et le spectateur serait donc déjà un voyeur. A la fin de cette première scène d’exposition, d’ailleurs, lorsque nous suivons Fred jusqu’à la baie vitrée, le plan laisse penser qu’il est déjà l’objet d’un regard extérieur possible, autrement dit le voyeur rôde déjà, tout proche.

Dans la séquence suivante, l'entrée dans le cadre de Renée Madison (interprétée par Patricia Arquette), l’instaure, alors, à notre regard comme une cible potentielle, une victime en puissance. Elle n’apparaît pas sous le regard de son mari puisqu’il est occupé dans la pièce adjacente à ranger son saxophone dans un étui. C’est donc pour le spectateur, et pour lui seul, qu’elle se montre, en tenue légère contre ce mur. En décalant subrepticement la règle qui veut que « le raccord subjectif [fasse] du héros masculin un « regardeur » et de l’héroïne féminine un objet de regard [ce qui] est un des modes idiomatiques les plus courants du récit d’aventures hollywoodien, particulièrement du film noir »[3], le film permet d’impliquer le spectateur directement dans le processus de la vision. Sa présence est prise en compte dans le corps même du film, de l’intrigue. Il doit assumer ce qu'il voit de façon directe, sans l'intermédiaire d'un personnage de la fiction.

Mais à mieux y regarder cette présentation de la vedette féminine, lieu de cristallisation du désir masculin, ne satisfait pas entièrement le spectateur. Sa position décentrée dans le cadre, son écrasement face au mur, ne permet pas au spectateur-voyeur de la prendre pour un objet central de son regard et donc de son désir. C’est le même spectateur frustré qui est arrivé quelques instants trop tard dans la chambre d’hôtel de Marion Crane et de son amant, au début de Psychose. La frustration du voyeur-spectateur le pousse à agir. Il veut en voir plus. Il va faire sentir sa présence, dire qu’il est là, tout près et invisible[4].

Une première enveloppe, contenant une vidéo cassette, est déposée sur le seuil des Madison. La scène est filmée de l’extérieur, un travelling avant resserre sur le mystérieux colis tandis que Renée Madison s’en saisit. Elle lance un coup d’œil à gauche puis à droite mais elle ne voit pas le spectateur-voyeur, il est « protégé par l’écran. » Il se sent puissant : s’il n’est pas vu, s’il a le droit à l’omniscience, alors il va pouvoir rentrer plus avant dans l’intimité du couple. Les images vidéos semblent anodines. Elles montrent l’extérieur de la maison des Madison, mais par le motif visuel du zoom avant vers la porte, l’annonce est faite qu’il va s’introduire dans cette demeure, dans les recoins les plus privés du couple. La deuxième découverte de la cassette vidéo voit Renée effectuer les mêmes gestes, or la caméra est cette fois positionnée à l’intérieur de la maison, comme annoncée dans le premier envoi, le voyeur est à l’intérieur. Il a filmé le couple pendant leur sommeil.

Par la suite, lors du départ des deux inspecteurs du domicile des Madison, la forte plongée sur le couple évoque cette présence prédatrice du voyeur que la Police sera incapable de localiser, et encore moins de capturer.

Après la rencontre de l’homme-mystère (Robert Blake) lors d’une soirée, lorsque Fred fouille l’appartement à la recherche d’un intrus, un plan étrange laisse penser qu’il a vu quelque chose : la caméra s’avance vers lui, dans le couloir et il semble la regarder, NOUS regarder. Son regard se fige, légèrement effrayé puis il paraît se résigner, accepter la vision. Que voit-il que nous ne puissions voir avec lui ? La réponse semble évidente et impossible à la fois : c est le spectateur du film, présent dans le corps même du film se déroulant[5] et que l’homme-mystère semble incarner en partie. Ainsi, comme il vient de le révéler à Fred, il est l’intrus qui a été autorisé à entrer dans la demeure des Madison, dans leur intimité, comme le spectateur du film a été invité par le metteur en scène à en faire de même. Fred découvre donc un spectateur omniscient qui le surveille, le suit, un dédoublement du regard s’amorce. Il ne peut plus être le spectateur, frustré et dépassé, de sa vie qu’il a été depuis le début, il va lui falloir agir. Il doit faire tomber le masque de sa femme qu’il suspecte d’adultère ; celle avec laquelle il ne peut plus, ou pas, partager la jouissance sexuelle. La scène traumatique de l’acte sexuelle est frustrante pour le personnage mais plus encore pour le spectateur-voyeur. Ayant offert à notre regard ses courbes généreuses, sensuelles et prometteuses, Renée Madison laisse apparaître un visage impassible pendant et après l’amour, loin de la jouissance tant attendue et désirée. Plus horriblement, l’image de son visage, apparaissant comme le climax de la scène, semble outrageusement surexposé de lumière blafarde comme pour mieux signifier que le coït auquel nous assistons (ou plutôt auquel nous participons) est un pur artifice monstrueux. C’est insupportable pour le spectateur et pour son alter-égo diégétique à tendances psychotiques. Or, selon Raymond Bellour, « [Dans la psychose] le sujet masculin ne peut accepter l’image [de la jouissance d’une femme] qu’à condition de s’y inscrire après l’avoir construite, pour s’y reconnaître en se la réappropriant, quitte à devoir, pour cela, la détruire. »[6] C’est donc ce que va faire Fred Madison en découpant le corps de Renée et en le reconstruisant à travers le personnage fantasmatique d’Alice Wakefield.

Après le visionnage de la cassette vidéo du meurtre de Renée, le policier assène un coup de poing à Fred, attaché à un siège, à première vue du moins, car le plan est une vue subjective qui paraît une tentative d’atteindre directement le spectateur-voyeur. « Bouge pas, tueur ! » hurle l’inspecteur vainement à un spectateur insaisissable. Mais, pris de remords, après le meurtre de Renée, ce dernier ne peut plus donner sa sympathie à un assassin. Dans la prison, totalement isolé, le corps de Fred semble ployer comme si un immense poids pesait sur lui. Peut-être celui de la culpabilité ? Il va falloir s’extraire de Fred, s’échapper de cette enveloppe charnelle et picturale pour trouver une nouvelle figure du héros. C’est ainsi l’arrivée de Pete Dayton (Balthazar Getty), le jeune homme manipulé par la femme fatale.

Le personnage énigmatique de l’homme-mystère est un voyeur possible de la diégèse, il est le seul à être associé à une caméra, lorsqu’il questionne Fred réapparu dans la cabane du désert. L’angoisse qu’elle suscite alors chez ce dernier, fait de cet appareil technique une véritable arme ; peut-être parce, qu’en tant qu’objet technique « neutre », elle est capable de démasquer les apparences, les mensonges et qu'elle risque ainsi de détruire le monde fantasmatique construit par le schizophrène ? Elle renvoie à la fois au spectateur-voyeur du Cinéma qui s’immisce dans le quotidien, l’intimité d’un couple mais aussi à celui qui, dans Lost Highway, se cache derrière la caméra, le metteur en scène. L’homme-mystère est ubiquiste, il est omniscient, spectateur privilégié de toute l’histoire, il a été « invité » à entrer dans l’intimité du couple Madison, comme le spectateur du film. Mais lorsqu’il donne à voir la vengeance de Fred, en soulevant les rideaux d’une chambre du Lost Highway Hotel, devant la caméra, il est comparable au réalisateur du film. Par la suite, il a même un rôle plus actif, il accomplit les désirs de Fred: il donne le couteau, surgit d’un invraisemblable hors-champ, qui permet de vaincre Dick Laurent (Robert Loggia). Il tue également ce dernier, déresponsabilisant complètement Fred de cet acte. Il réalise en quelque sorte les désirs du spectateur, ses pulsions inavouables : en effet, la mort du mafieux et pervers Dick Laurent est totalement justifié à ses yeux.

L’homme-mystère est donc tour à tour, voyeur, montreur d’images, acteur, organisateur de la diégèse : il est une possible hybridation entre une instance narratrice représentant l’auteur du cinéma moderne, et le spectateur de cinéma, dans son état de voyeur autorisé, dont il réalise, dans l’univers fictionnel, les désirs, les pulsions. Car finalement, par le dispositif de cette caméra voyeuriste, omniprésente et mystérieuse, que semble tenir entre ses mains l’homme-mystère, « il ne reste plus que le fait brut de la voyance : voyance de hors-la-loi, voyance du Ça que n’assume aucun Moi, voyance sans masque ni lieu, vicariante comme le narrateur-Dieu et comme le spectateur-Dieu… »[7]

Sur un plan formel, par son utilisation spécifique de la caméra comme foyer d’un regard spectatoriel, David Lynch semble réaliser le projet hitchcockien annoncé par Gilles Deleuze : « S’accomplira le pressentiment d’Hitchcock : une conscience-caméra qui ne se définirait plus par les mouvements qu’elle est capable de suivre ou d’accomplir, mais par les relations mentales dans lesquelles elle est capable d’entrer. »[8] Ces relations mentales sont celles des personnages mais aussi, et surtout, celles du spectateur de cinéma.



Notes:


[1] « Le Ruban de Moebius : Entretien avec David Lynch par Michael HENRY », Positif, n° 431, janvier 1997, p. 10 : « J’aime Vertigo, mais mon Hitchcock préféré est Fenêtre sur Cour. J’aime les histoires qui se referment sur elles-mêmes. »

[2] Cela n’est pas sans rappeler le penchant de David Lynch à ouvrir ses films sur des scènes spectaculairement violente : j’en veux pour exemple la toute première séquence de Sailor et Lula (Wild at Heart)

[3] Jean-Pierre ESQUENAZI, Hitchcock et l’aventure de Vertigo. L’invention à Hollywood, C.N.R.S. Editions, 2001, p.203.

[4] Jean DOUCHET, Hitchcock, (1967), Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, p. 143 : « Avec la caméra, nous avions pénétré dans la chambre par les volets clos. Nous y avions surpris des amants déshabillés. C’était pour constater que nous étions arrivés trop tard après l’acte. Nous nous sommes sentis frustrés, sans oser nous l’avouer, évidemment. Comme nous n’étions qu’au début du film, encore soumis aux préjugés et contraintes de notre mentalité quotidienne, nous avons préféré enfouir ce désir « déshonnête » - à peine avait-il effleuré notre esprit – dans les profondeurs de notre subconscient. »

[5] De manière systématique, chez Lynch, le modèle du raccord subjectif est poussé vers sa limite. Ainsi, lorsque Pete est soumis, seul dans sa chambre, a de violentes hallucinations, le film nous donne à voir la sensation du jeune homme. L’image est floue, vibrante, accompagnée d’un bourdonnement sonore. Mais une fois encore, le modèle est excédé, car, lors d’un plan très court, c’est Pete, ou plutôt son image, qui apparaît altérée. Il est donc l’objet d’un regard extérieur sur la diégèse, celui du spectateur qui partage physiquement la sensation du personnage. Nous sommes individuellement incorporé dans la structure du film.

[6] Raymond BELLOUR, « Psychose, névrose, perversion » in L’Analyse du film, (1980), Calmann-Lévy, réédition de 1995, p. 307.

[7] Christian METZ, Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et Cinéma (1977), Christian Bourgois éditeur, 1984, p. 120.

[8] Gilles DELEUZE, L’Image-temps, Les Editions de Minuit, 1985, p. 35.

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