dimanche 15 juillet 2007

Elephant (2003) de Gus Van Sant. Le sensible cinématographique en œuvre (d’art)

Elephant de Gus Van Sant

Le sensible cinématographique en œuvre (d’art)


Par Julien ACHEMCHAME



« La fiction machine le réel en notre absence et nous y croyons par plaisir, par légèreté, par ennui, parce que nous ne savons pas ce qu’est le réel. Nous sommes sans cesse quelque chose de plus, sa méditation, son hésitation, sa naissance impossible. Le réel, et son idée, sont une invention très récente […].»

Jean Louis SCHEFER,
Du monde et du mouvement des images.




Elephant (2003), de l’éclectique cinéaste américain Gus Van Sant, est un film tour à tour qualifié de radical, de terrifiant, d’ennuyeux, d’incompréhensible qui semble errer entre différentes approches cinématographiques, parfois antagonistes. En effet, comment qualifier une telle œuvre cinématographique qui emprunte dans le même temps au documentaire et au cinéma d’avant-garde, laissant un spectateur littéralement déboussolé ?


Le matériau du film est issu du réel, comme à chaque fois dans la trilogie que compose Elephant avec Gerry (2001) et Last Days (2005), et pourtant il semble que ce ne soit pas cela qui intéresse profondément le cinéaste. Elephant n’est pas Bowling For Columbine (2001), le documentaire de Michael Moore qui tire pourtant sa substance du même fait divers tragique : la tuerie par deux adolescents d’une dizaine de leurs camarades dans un lycée américain en 1999. On pourrait même dire qu’il en constitue l’antithèse. Le discours de Van Sant n’a pas pour but la dénonciation ou même la simple constatation d’une réalité sociologique, culturelle ou psychologique. Nous pourrions même aller plus loin car en effet, peut-on même parler de discours « du » cinéaste dans son film ? Elephant a avant tout décontenancé les spectateurs car il ne portait pas de point de vue, d’analyses sur les faits représentés. La tuerie ne trouve ainsi aucune cause précise au sein de la fiction. Et s’il est impossible pour le spectateur de savoir de quoi « parle » le film c’est peut-être tout simplement parce que Gus Van Sant ne parle finalement pas à travers son film. En cinéaste (post)moderne, il montre, à distance, à juste distance d’images. Van Sant ne fait pas un cinéma de l’anecdote, voire du récit pour le récit mais un cinéma de l’image, de l’expérience artistique sensible. D’ailleurs, quel étrange titre que cet Elephant. Le lien paraît-il évident lorsque le film se referme et qu’un éléphant s’est montré à nous ? Dans l’approche moderne du cinématographe (exemplairement celui de l’incommunicabilité antonionienne), le langage est en crise, il ne peut plus créer de lien entre les êtres. Il entérine au contraire une brisure fondamentale. Entre le titre du film et le film lui-même, un abîme langagier demeure que le spectateur doit affronter. Et pourtant, comment qualifier autrement le film si ce n’est par cette image d’un éléphant, animal à la lenteur massive et à l’avancée inexorable ?

Dès la première séquence, le voyage en Elephant s’annonce chaotique : une voiture zigzague, freine brusquement, se heurte aux obstacles du bas côté. Le trajet n’arrive pas à trouver la linéarité, ni la constance. Tout ici est rupture, dissémination des forces du mouvement dans des directions imprévisibles, incontrôlables. Ce mouvement lance le film dans l’hypothèse toujours possible de son propre déraillement, de sa propre sortie de route. Les séquences semblent éparses et le film se déroule semblable à un éclatement spiralé qui se dissémine en morceaux ou en volutes plutôt que de s’organiser autour d’un propos unificateur. Pourtant, et c’est là, tout le génie de Van Sant, le film possède une cohérence, une unité stylistique proprement et intégralement cinématographique : les mouvements de caméra, alternant longs travellings, suivant les déambulations adolescentes de dos, et panoramiques enfermant les personnages dans un mode en vase clos, sont l’unité d’une dynamique « flottante » qui fait que le film avance dans une seule et même direction. La caméra suit avec sensualité, c’est-à-dire comme avec ses sens propres et aiguisés, ces jeunes personnages dans un quotidien vidé de sa cohérence tandis que le montage télescope séquences, personnages et trajectoires. Mais cette caméra n’est pas un œil qui les regarde sévèrement ou même tendrement, elle les suit comme un témoin privilégié mais dans le même temps absent à lui-même, ailleurs. Van Sant, par ce biais, retrouve en plein cœur la puissance sensible du cinématographe : car dans l’image cinématographique, vue par cet œil aveugle de la caméra, c’est l’homme qui perd son point de vue, qui devient absent de ce qui se déroule sur l’écran. L’œil cinématographique fonctionne sur cette troublante sensation de l’absence fondamentale du spectateur à ce qu’il voit sur l’écran, liée à la fatalité du mouvement du film. « Quand je visionne un film, écrit Stanley Cavell, mon impuissance est assurée mécaniquement : je ne suis pas présent à quelque chose qui se passe et que je dois avaliser, mais à quelque chose qu’il s’est passé, que j’absorbe (comme un souvenir.) »[1] Ainsi, on comprend mieux la distance, proprement cinématographique, que Van Sant met entre son film et le fait divers sanglant. Ce moment insaisissable, celui du drame, a déjà eu lieu, incompréhensible, au cœur même de notre réalité et pourtant nous ne pourrons jamais en être les témoins. Nous ne pouvons qu’être les spectateurs éloignés, dans le temps et dans l’espace, de cette fatalité, que seul le cinématographe, peut nous faire ressentir à la bonne distance.

Le film possède finalement plusieurs strates indémêlables et livre une expérience cinématographique riche, fonctionnant à plusieurs niveaux : le premier niveau est celui du fait divers, livrant une peinture des préoccupations quotidiennes des lycéens (jeux vidéos, télévisions, problèmes familiaux, exclusion, anorexie, etc.), le deuxième niveau est celui de l’approche cinématographique distanciée d’un réel finalement insaisissable, sans repères et incompréhensible, et enfin, celui de l’expérience artistique du sensible, qui élève le film, tous les éléments qui le composent au rang d’œuvre d’art cinématographique.

Van Sant brouille les repères : il part d’un fait divers, dur et brutal, s’entoure de comédiens non professionnels pour incarner les lycéens, tout en étant financé par une chaîne de télévision (H.B.O.) et pourtant son film, indéniablement cinématographique, est hautement stylisé, d’une grande beauté formelle (notamment autour de la photographie, ou des mouvements de caméra.) Le cinéaste américain cherche à transcender son matériau original, à s’en abstraire, à le transmuter en une expérience artistique originale du cinématographe. Van Sant fait du cinéma, il entrecroise les modèles cinématographiques (teen movies hollywoodiens consommés à tous les genres avec un cinéma plus européen que l’on qualifierait d’auteuriste), comme il entrecroise les trajectoires spatio-temporelles de ses personnages. Ces entrelacements font penser à une chorégraphie, laissant apercevoir une dimension opératique, et forcément tragique, dans ces corps juvéniles déambulants en cadence. Filmés de dos, souvent muets, mais dans un magma sonore constant et extrêmement complexe, littéralement sculpté, les corps se meuvent et se croisent l’instant d’un échange de regards ou de banalités. Les personnages frôlant l’archétypal, flottent, errent, sans but dans d’interminables lieux où ils ne font que passer, tout cela sans doute pour mieux montrer, faire sentir, qu’ils sont tous, en ces lieux, des morts, ou des fantômes, en puissance. Mais n’est-ce pas la caractéristique ontologique et première de tout personnage cinématographique ? Embaumé, capturé sur la pellicule photosensible, le corps de l’acteur se meurt. Il s’inscrit dans la lumière d’un temps inaccessible, insaisissable, celui du mouvement fatal et mortel du film, celui circulaire et sans fin de la bobine défilant. Van Sant trouve dans le traitement cinématographique la forme adéquate pour finalement rendre plus justement l’émotion de la tragédie de Columbine. Il utilise le cinéma, non pas pour fouiller le réel ou l’expliquer, mais pour ce qu’il est : un lieu d’expérimentation visuelle et sonore afin de créer les conditions d’apparition de sensations intenses. Voir au cinéma, c’est être un témoin à distance, autant spatiale et temporelle.


Le travail sonore de Van Sant est admirable, et mérite d’être souligné. Il est d’une richesse profonde et peu ostentatoire. Le son est abordé comme une matière à part entière, dégageant sa propre puissance de signification. Le cinéaste, diluant ses effets sonores dans les bruits ambiants du lycée, s’emploie à rendre ainsi le vide, la béance, l’anodin qui ne cesse de suivre les personnages tout au long de leurs déplacements. Il se crée des sortes de bulles sonores, se déplaçant avec les lycéens, apportant ainsi un équivalent sonore au flottement de la caméra. Par ailleurs, la puissance émotionnellement viscérale des mouvements de caméras de Van Sant travaille le spectateur, le secoue de part en part malgré l’aspect distancié, peu enclin au pathos, de la fiction. C’est que le cinéaste n’est pas du côté du drame, de la « petite histoire » singulière mais de celui de la tragédie. Quelque chose d’inéluctable est enclenché, dès le début, dans ce plan de ciel qui s’assombrit et qui reviendra clore le film, et les déplacements incessants des personnages, même saccadés, revenants sur eux-mêmes, ne changeront rien à l’inexorabilité de leur rencontre avec la Fatalité. Et c’est dans le mouvement circulaire, celui esthétique du panoramique, narratif de la boucle temporelle diégétique ou même de l’énième vision du film, que le spectateur est saisi par la plus profonde émotion. Car Elephant est un film qui augmente sa puissance au renouvellement de la vision, dans la re-vision : plus le film revient devant nos yeux, plus la fatalité nous écrase, plus l’avancée des personnages qu’accompagne la caméra nous bouleverse, nous transperce par son horrible évidence. Nous sommes en présence d’une œuvre qui a la forme d’une marche funèbre, et qui superpose aux différentes visions successives, la douleur originale de l’œuvre, autrement dit, la nostalgie même de tout spectateur ou du cinéphile.


Les personnages, seuls, en couples ou trios, sont des entités troubles, à la fois issus du réel mais aussi flottant dans l’image, dans un cadre cinématographique, dans une œuvre d’art qui n’a plus de compte à lui rendre (au réel). Les prénoms présentent les personnages et leurs visages leurs servent, remarquablement, d’identité cinématographique. Comme dans le cinéma de Bresson, les visages filmés dans Elephant nous hantent, dans le décalage qu’ils entretiennent avec les représentations habituelles de l’acteur et du personnage au cinéma mais aussi par la puissance émotive violente qu’il provoque chez le spectateur au-delà de toute raison. Ces visages qui ne sont pas habitués à la caméra laissent passer quelque chose d’unique, d’original, à la fois proche et distant. Ils sont photographiés avidement par notre œil de spectateur. Et ce n’est pas un hasard si le personnage d’Elias est photographe, capturant, au gré de ses déambulations, l’image de ses camarades lycéens. Il est semblable à Gus Van Sant, jusque dans sa troublante demande de faire marcher ou poser ses modèles. Ainsi, Elias photographie le jeune couple, lors de la deuxième séquence du film, alors que ces derniers sont en mouvement. Ce que Elias saisit, à l’instar de Van Sant, c’est cet être à la fois mobile et immobile que représente, au sein de la fiction, et de manière profonde, le personnage cinématographique, succession de photogrammes et illusion parfaite de mouvement. Et dans ce mouvement, immobile, c’est le spectateur qui est entraîné, rivé à son fauteuil et vibrant face à ce qui lui échappe, ne cesse de se dérober à sa vue, comme à sa compréhension.




Note :

[1] CAVELL, Stanley, La Projection du monde (1971), Editions Belin, 1999, p. 54-55.

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