mercredi 28 novembre 2007

Analyse : Des fondements sociologiques du "tragique" dans le cinéma moderne

Des fondements sociologiques du « tragique » dans le cinéma moderne

Par Thibaut GARCIA

On peut être frappé, à la lecture de certains articles de cette revue, par la récurrence d’une rhétorique du tragique dans l’étude du cinéma moderne.

Ainsi, pour Céline Saturnino, dans Nos Funérailles d’Abel Ferrara, “l’assassinat de Johnny joue comme pivot d’un engrenage mortuaire qui ramène perpétuellement les personnages à un point du passé en même temps qu’il les entraîne vers un avenir tragique”. De manière générale, “ce qui interpelle le cinéaste est alors ce mouvement paradoxal qui pousse l’homme à se laisser aller à ses pulsions destructrices alors qu’il sait pertinemment, pour le ressentir au plus profond de lui, qu’elles le mèneront à sa chute (que l’on se souvienne du personnage torturé, joué par Harvey Keitel dans Bad Lieutenant)”[i].

À propos du film Elephant de Gus Van Sant, Julien Achemchame écrit : “C’est que le cinéaste n’est pas du côté du drame, de la « petite histoire » singulière mais de celui de la tragédie. Quelque chose d’inéluctable est enclenché, dès le début, dans ce plan de ciel qui s’assombrit et qui reviendra clore le film, et les déplacements incessants des personnages, même saccadés, revenant sur eux-mêmes, ne changeront rien à l’inexorabilité de leur rencontre avec la Fatalité[ii].

Enfin, selon Florent Christol analysant Le Masque de la mort rouge de Roger Corman, “par ce refus de s’avancer masquée, la Mort Rouge défait effectivement le régime festif de la mascarade. Mais, loin de réintroduire du fantastique dans l’espace diégétique, cette intrusion fait basculer le conte dans le tragique. La Mort Rouge profite en effet des vertus contagieuses et mimétiques de la fête pour assujettir les festivaliers au principe réaliste[iii].

Notre constat nous amène logiquement à nous demander quelle relation peut exister entre le tragique et la modernité.

Dans la tragédie antique ou classique, ce qui fait la grandeur du héros, c’est le caractère implacable des forces auxquelles il se heurte : la volonté des dieux, la loi des hommes, la morale, etc. Le destin de ce héros est d’être sacrifié, presque toujours physiquement, au moins symboliquement (par le sacrifice de son amour, par exemple, dans Bérénice de Racine) pour préserver ce qui s’apparente à des valeurs et à un ordre social, aussi inique et arbitraire que ce dernier puisse paraître. La place attribuée au spectacle tragique dans la société grecque, si l’on en croit Aristote théorisant la fameuse notion de catharsis dans sa Poétique, semble elle-même procéder de cette logique consistant à purger cette société de toutes les passions qui pourraient lui nuire.

Rien de tel, a priori, dans la tragédie au sens moderne employé plus haut, puisqu’il n’y a, à proprement parler, dans la société moderne, plus aucune valeur ni aucun ordre social qui vienne entraver le déchaînement des passions, les thèmes de prédilection du récit moderne – incommunicabilité, violence, artificialité des rapports humains… – s’articulant précisément autour de l’idée d’une rupture du lien social. Dans un tel contexte, chacun aurait effectivement tout le loisir de laisser libre cours à ses pulsions destructrices, selon une dynamique immanente conduisant tout droit la société à la barbarie, donc à sa propre destruction, comme le suggère le thème de la contamination par le mal, largement évoqué par deux des auteurs cités plus haut.

De la notion de tragique, la modernité ne retient donc que l’idée de la fatalité, du mal et de la destruction inéluctables, et ignore son envers, le conflit, la lutte entre des forces et des intérêts contraires. Cette lutte peut opposer l’individu à la société ou aux dieux, ou bien être purement « intérieure », mais fonde, en tout état de cause, le caractère héroïque du personnage tragique. A contrario, le héros moderne, d’ailleurs fréquemment qualifié d’« anti-héros », est cet individu dont rien ne vient contrarier les désirs et les pulsions, mais qui n’en est pas, loin s’en faut, plus libre ni plus heureux, puisque c’est à ces derniers qu’il est à présent asservi, sans opposer la moindre résistance à la dynamique d’anéantissement qui en découle : anéantissement de l’autre dans une pure économie de la jouissance (cf. Saló ou les 120 journées de Sodome, de Pier Paolo Pasolini, 1975), laquelle ne peut finalement trouver sa plénitude et son point d’équilibre que dans l’anéantissement de soi-même, suivant la fameuse « pulsion de mort » identifiée par la psychanalyse. Et quand bien même le héros moderne n’a apparemment rien de monstrueux, il n’en est pas beaucoup plus humain pour autant, sa résignation face à des événements qu’il subit sans jamais en rechercher les causes ni tenter d’en modifier le cours, en faisant la figure par excellence de l’irresponsable, étranger aux problèmes de la société : on peut ici évoquer une fois de plus la jeunesse dépeinte par Gus Van Sant, et notamment les propos incohérents du héros de son dernier film Paranoïd Park (2007), meurtrier accidentel pour qui la mort d’un homme, la guerre en Irak ou le divorce de ses parents semblent, au milieu de la confusion mentale où il est plongé, autant de drames interchangeables, capables de se relativiser et de s’annihiler les uns les autres, l’empêchant de s’y sentir impliqué sous prétexte qu’« il y a des choses plus graves ». Cette annihilation mutuelle du drame dont on est la victime, de celui dont on est l’acteur et de celui qui a lieu à l’autre bout du monde, est rendue possible par le fait qu’indifférent à sa propre douleur, le héros est d’autant moins capable d’appréhender celle des autres. L’indifférence à la douleur fait du héros moderne l’incarnation privilégiée du déni, un déni qui, dans une apparente contradiction vis-à-vis de ce qui vient d’être formulé, ne peut lui-même être compris que comme l’intériorisation, par le personnage, d’un certain « discours » social.

Quel est donc ce discours ? Précisément celui de la société dite « moderne »[iv], fondée sur la science moderne inaugurée au XVIIe siècle par le Discours de la méthode de Descartes. Une science dont le maître-mot est l’émancipation du sujet raisonnable, que ce soit vis-à-vis du dogme religieux qui régissait l’organisation des sociétés médiévales, ou vis-à-vis de la nature dont l’Homme doit se rendre maître et possesseur. Discours moderne, donc, en vertu duquel le progrès scientifique et technique est censé rendre l’Homme plus libre et plus heureux, mais qui tend à occulter la condition matérielle de ce progrès : l’économie de marché, qui lui assure des débouchés commerciaux, et par là même un financement. Parvenue trois siècles plus tard à son plein développement, c’est-à-dire à la saturation du marché, cette économie ne peut survivre qu’en s’appuyant sur la société de consommation, une société dans laquelle les individus ne travaillent plus pour produire les biens dont ils ont besoin, mais pour pouvoir consommer des biens produits en excédent. Or, la société de consommation repose sur une tout autre rhétorique de l’émancipation : celle que Michel Clouscard a appelée « l’idéologie du désir »[v], soit une réduction de la liberté au désir particulièrement prégnante dans le discours libertaire des années 1960-1970, où revendications politiques et affirmation de la liberté de « jouir sans entraves » se confondent allègrement. Ainsi, l’idéologie du désir prône, contre des structures sociales jugées trop rigides, donc « castratrices », la légitimité du désir émancipateur, bientôt mis au service de la société de consommation par son exploitation publicitaire : logique perverse consistant à solliciter en permanence le désir du consommateur pour le réduire à l’acte d’achat.

De la science moderne, l’idéologie du désir retient donc l’idée d’émancipation, mais en substituant le désir à la raison, fait éclater les contradictions qui travaillaient cette science moderne depuis l’origine. Car si le sujet raisonnable comprend l’intérêt qu’il a à vivre en société, en revanche, le sujet désirant s’oppose à la société vis-à-vis de laquelle il est un facteur de désagrégation. S’il est donc raisonnable pour l’économie de marché de susciter constamment le désir du consommateur si elle veut continuer à exister, il est en même temps insensé de faire reposer l’ensemble de la société sur une idéologie qui, par sa dynamique propre, condamne à terme cette société à disparaître.

Il en résulte que le « héros » moderne n’est plus un sujet tragique conscient, pour l’éprouver directement, de l’antagonisme qui oppose ses passions et ses désirs à l’ordre social, mais le symptôme d’une société qui a choisi de se masquer à elle-même l’antagonisme qui la travaille de l’intérieur : celui qui existe entre un désir qu’elle cherche à stimuler par tous les moyens et un ordre social qui implique nécessairement que soient fixées des limites à la recherche effrénée du plaisir, limites qui ne passent pas seulement par les lois, mais aussi par les contraintes inhérentes au travail productif, condition de possibilité de la consommation. Un déni des contradictions qui se retrouve effectivement chez notre héros moderne sous la forme du déni de la souffrance, puisque la société lui a appris qu’il n’a aucune raison de se sentir malheureux dans un monde censé satisfaire ses moindres désirs. Fondamentalement frustré, mal dans sa peau, ce personnage n’a pas, de la société dans laquelle il vit, une vision d’ensemble qui lui permettrait d’appréhender les causes objectives de son malaise, ce qui le condamne au refoulement, voire au sentiment de culpabilité. Cette inconscience est d’autant plus compréhensible que le personnage moderne a dans cette société une situation marginale, voire parasitaire (aristocrate ou bourgeois décadent, mafieux, adolescent[vi] dans les exemples sus-cités), qui le maintient à l’écart des rapports de production, le privant de ce que Georg Lukács appelle la « conscience de classe »[vii]. D’où la fameuse « crise de l’image action » – que Gilles Deleuze a théorisée sur le plan esthétique sans en analyser les fondements sociologiques[viii] –, puisque ne pouvant accéder à cette conscience de classe, le héros moderne ne saurait se définir, au plein sens du terme, comme un acteur de l’histoire. D’où, également, deux acceptions radicalement opposées de la modernité :

1) la modernité comme attitude créatrice (scientifique, artistique, politique) tournée vers un projet d’avenir, et

2) la modernité comme contexte social impliquant le plus souvent de la part de l’observateur un simple constat impuissant, cynique ou désabusé, cette posture étant parfois qualifiée de post-moderne pour l’opposer à l’attitude créatrice définie ci-dessus, à laquelle elle succède historiquement.

Deux acceptions qui renvoient donc en réalité à deux moments historiques distincts, quoique nécessairement liés entre eux : celui où la modernité réside dans un projet novateur, par définition porteur d’espoirs et d’idéaux, et celui où elle qualifie le résultat de ce projet, un système social bien établi, avec son lot de désillusions.

Modernes, les personnages de la plupart des films actuels ne le sont pas en tant que porteurs d’un projet ou incarnations d’un idéal à atteindre, mais au contraire, en tant qu’expression d’un mal-être face à une société qui, se masquant à elle-même ses contradictions, prive les individus, de plus en plus isolés les uns des autres (sous l’action conjointe de l’idéologie du désir et de la division du travail), de toute vision du monde globalisante pouvant déboucher sur un projet collectif de transformation. À l’inverse de ce qui se passe dans la tragédie antique ou classique, où le caractère objectivement insurmontable d’une force extérieure fait de la lutte du héros une lutte désespérée, le tragique de la société moderne et des œuvres qu’elles produit vient en quelque sorte de l’intérieur, puisqu’il réside dans l’inconscience de la réalité sociale, inconscience qui condamne l’individu au fatalisme et à la passivité, là où il lui serait possible d’agir pour modifier le cours de l’histoire. Il repose donc essentiellement sur une dialectique des apparences et de l’occultation, où la société moderne est à la fois dénoncée comme un vaste simulacre – le « retour du refoulé » qui affecte les personnages démontrant que cette société ne fonctionne pas aussi bien qu’elle le prétend –, tout en conservant une apparence de fatalité aux yeux de celui – personnage, cinéaste, spectateur – qui ne peut l’appréhender que sous des aspects fragmentaires, sans en saisir la dynamique d’ensemble.

On comprend mieux, sous cet angle, la tendance, commune aux trois films analysés dans les articles susmentionnés, à mettre une esthétique du tragique au service exclusif de récits « anecdotiques ». En effet, si sur le plan de la mise en scène, tout concourt, comme le soulignent les auteurs, à nous donner le sentiment que le destin des personnages est scellé d’avance, la teneur du récit (chronique d’une famille mafieuse, histoire d’une tuerie inspirée d’un fait divers, huis-clos centré sur un microcosme de privilégiés), dénote un attachement au particulier qui ne permet pas véritablement de saisir l’essence tragique d’une situation, autrement dit, de comprendre d’où vient le mal et quelles sont les raisons profondes qui poussent les personnages à agir comme ils le font. Il n’y a pas, dans le tragique moderne, de dimension exemplaire : les choix et les agissements du héros n’engagent plus le destin de toute la société, comme c’est le cas, par exemple, dans l’Antigone de Sophocle. La société n’est plus que l’arrière-fond où se joue le destin infiniment singulier, donc rebelle à toute explication, de personnages vis-à-vis desquels toute identification, lorsqu’elle est possible, ne peut être fondée que sur l’émotionnel.

On peut donc parler, à propos de ce cinéma-là, d’un véritable divorce entre l’esthétique et l’éthique, puisqu’une esthétique moderne au sens 1, fondée sur l’innovation formelle, y est mise au service d’une éthique postmoderne (ou moderne au sens 2), reposant sur le pessimisme, voire sur le cynisme. Rompant avec la tradition du récit classique basé sur la succession chronologique d’actions accomplies par les personnages en vue d’atteindre un but (ce que Gilles Deleuze appelle, précisément, l’image-action), les films en question procèdent d’une certaine modernité esthétique en ce qu’ils se démarquent des modèles artistiques consacrés par l’usage pour en proposer d’autres. Mais ils rompent aussi, dans le même temps, avec ce que nous pourrions appeler paradoxalement « l’éthique moderne du cinéma classique », à savoir la valorisation, par le biais du récit et des personnages, de l’idée d’un projet donnant un sens à nos actes.

Pour autant, comme le démontre notamment l’approche de Florent Christol, ces films ne sont pas, loin s’en faut, dénués de tout élément de critique sociale susceptible de déboucher sur une prise de conscience. On peut même dire que le substrat sociologique et idéologique en est une composante éminemment fertile sur le plan de l’analyse. Seulement, ces éléments de critique sociale sont distillés plutôt qu’assénés. Ils se laissent difficilement appréhender du dedans de l’œuvre et appellent fréquemment une critique méta-discursive qui dépasse les considérations relatives aux intentions de l’auteur pour aborder l’étude du contexte de production qui influence son style. En cela, le travail du chercheur s’avère particulièrement utile dans la perspective d’une « herméneutique du sens », seule capable de déjouer la fatalité apparente de toutes les plaies du monde (post)moderne et de combler l’abîme illusoire entre l’esthétique et la signification.

Novembre 2007



[i] Céline Saturnino, « Nos Funérailles d'Abel Ferrara : le mal et le vampire », 15/06/07.

[ii] Julien ACHEMCHAME, « Elephant de Gus Van Sant. Le sensible cinématographique en œuvre (d’art) », 15/07/07.

[iii] Florent Christol, « “Le Masque de la mort rouge”, fiction matricielle du film d’horreur américain moderne », 15/10/07.

[iv] Nous laissons de côté l’aspect trans-historique de la notion de modernité, c’est-à-dire le fait que chaque époque ait été en son temps perçue comme moderne, pour ne traiter que les caractéristiques et les origines de « notre » modernité.

[v] Cf. Michel CLOUSCARD, Néofascisme et idéologie du désir, Paris, Denoël/Gonthier, 1973.

[vi] Il s’agit, dans ce dernier cas, de « parasitisme infantile ».

[vii] Cf. Georg LUKÁCS, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960.

[viii] Cf. Gilles DELEUZE, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983. L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985.

mercredi 21 novembre 2007

Appel à contribution : Coupe/ découpe / découpage ...

Cahiers Louis-Lumière n°5 : Appel à contributions

Coupe / Découpe / Découpage… Dans toutes les pratiques visuelles et audiovisuelles, le morcellement est partout… En effet, en photographie se ferait jour la tentation du polyptyque, où tend à émerger une visualité sérielle, morcelée, répétitive, dont la conséquence esthétique serait la prolifération du petit motif, d’un quadrillage, d’une mise en trame.

Le processus du découpage est au cœur du cinéma (mais en écartant ici le montage). Cette “découpe“ joue de paramètres qui renvoient au partage eisensteinien entre “fragment“ (point de vue, angulation, échelle, stratification, composition, hors champ, raccords d’axes), et “segment“ (jouant d’ellipses, d’inversions et de rythmes).

La question recroise aussi, mais différemment, la pratique sonore en relation avec l’image (car depuis de célèbres manifestes, elle peut s’y manifester selon des principes dits par facilité d’harmonie et surtout de contrepoint). Car en effet, derrière une force d’unification certaine, le morcellement, le fractionnement n’y sont-ils pas néanmoins à l’œuvre ?

Or une toute autre fragmentation émerge, à visée hégémonique : la captation numérique. Elle paraît bien agglomérer les éléments dans une même perception englobante. Mais en fait, paradoxalement, d’une “définition“ à terme sans égale, l’uniformité du point en toutes parties de l’image semble faire éclater le regard sur tous les détails qu’elle inclut.

Il s’agit donc de confronter la “découpe créatrice“ à cet ensemble disséminé, et pourtant toujours plus prégnant, dit des nouvelles technologies (appareillage optique, prise de vues numérique, images de synthèse, procédés en relief, Imax, nouvelles techniques sonores, logiciels de découpage, de story-board, etc), et de tenter éventuellement la mise en relation des techniques et des formes avec une approche idéologique.

C’est à cette confrontation, suscitant un débat finalement très contemporain, que la revue “Cahier Louis-Lumière“ (de l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière) consacre sa prochaine publication pour en proposer un éclairage le plus ouvert possible.

Il est donc demandé que les propositions de contribution soient transmises en 1 page maximum avant le 10 décembre 2007, pour sélection en décembre (les propositions retenues donneront lieu à des articles d’un maximum de 10 pages, recevables jusqu’à fin mars 2008). Nous vous remercions de votre intérêt et de votre aimable participation.


contact: http://www.ens-louis-lumiere.fr/
téléphone : 01 48 15 40 10


Communiqué transmis par l'intermédiaire de l'AFECCAV

dimanche 18 novembre 2007

Séminaire : Cinéma, culture et sociétés - Paris / Cinema, culture and society

Séminaire : Cinéma, culture et sociétés

>>> Responsables: Yannick Dehée et Caroline Moine

>>>Contact: ydehee@gmail.com

>>>Lieu: Centre d'histoire de Sciences Po
,
56 rue Jacob,
75006 Paris, 1er étage

>>>Horaire: Un mardi par mois de 17h30 à 19h30


Vérifier régulièrement la mise à jour éventuelle du programme
sur le site internet du Centre.

http://centre-histoire.sciences-po.fr



>>>Thème de l'année: Etudier la réception du film

Pour sa deuxième année, le séminaire poursuivra ses réflexions
sur les dynamiques culturelles qui accompagnent les pratiques
cinématographiques, à l'exemple de l'étude de la réception du film.

Axées sur les questions de méthode, dans une approche
pluridisciplinaire, les séances permettront de suivre les
recherches récentes concernant la réception de films
français et étrangers, dans un cadre national ou international,
et l'analyse de publics différenciés.

A l'appui d'extraits de films et d'études de cas précises,
les intervenants aborderont la question de l'analyse du
contexte de réception en s'appuyant sur différents
outils méthodologiques – et en s'aidant des travaux
déjà nombreux concernant la télévision.

Le problème des sources écrites disponibles pour tenter
de cerner les formes de réception par différents publics,
de 1920 jusqu'à nos jours, sera ainsi posé.

Il s'agira également de tenter de cerner l'influence
du mode de circulation et de projection des films sur
leur réception et la formation de publics spécifiques.

L'approche sociologique nourrira ici la réflexion
de l'historien, comme par exemple dans le cas
des festivals internationaux de cinéma.

Dans un même jeu complexe entre échelles nationale
et internationale, l'analyse détaillée – quantitative
comme qualitative - de la réception des films
d'un même pays à l'étranger permettra d'éclairer
son importance dans le processus de construction
d'identités culturelles nationales en dehors
de leurs frontières.


>>>Programme 2007-2008

Mardi 20 novembre 2007
Isabelle Veyrat-Masson (CNRS/LCP):
Les études de la réception de la télévision, quels apports
pour l'histoire de la réception du cinéma?

Mardi 4 décembre 2007
Emmanuel Ethis (Université d'Avignon) :
Les publics des festivals internationaux de cinéma,
approche sociologique.

Mardi 22 janvier 2007
Caroline Moine (UVSQ):
Les questions de l'historien face à la réception des films,
à l'exemple du succès international
de La Vie des Autres (F. Henckel von Donnersmarck, 2006).

Mardi 5 février 2008
Jérôme Bimbene (IUFM Paris):
La réception des films de Leni Riefenstahl
dans la France des années 1930.

Mardi 11 mars 2007
Yannick Dehée (Centre d'Histoire de Sciences Po) :
Synthèse d’enquêtes de spectateurs en Grande-Bretagne
et en France sur quelques films hollywoodiens des années 1990.

1er avril 2008
Christophe Trebuil (Université Paris 1):
La construction du goût du public pour le cinéma
dans les années vingt.

6 mai 2008
Geneviève Sellier (Université de Caen):
Le courrier des lecteurs de Cinémonde au tournant des années 1960.

3 juin 2008
Patricia Caille (Université Strasbourg 3):
La diffusion et la réception des films tunisiens en France.



Communiqué transmis par l’intermédiaire de l’AFECCAV

jeudi 15 novembre 2007

Colloque international de cinéma - Contemporary Irish Cinema, Assessment and perspectives - Université de Limoges - 22&23 novembre 2007

Colloque international de cinéma
Contemporary Irish Cinema, Assessment and perspectives
Université de Limoges - 22&23 novembre 2007



Cliquez sur les images pour les agrandir et voir en détail le programme


lundi 12 novembre 2007

Séminaire "Génèses cinématographiques" 4ème édition à l'ENS - Paris.

Genèses cinématographiques, 4

Nous poursuivons, pour la 4e année consécutive, notre séminaire consacré aux « Genèses cinématographiques », c’est-à-dire à l’étude des processus de création / production cinématographiques s’appuyant sur l’examen des traces effectivement laissées par ces processus (par exemple : les scénarios, les storyboards, les rushes, les journaux de tournage, les making of…). Respectueux de cette exigence méthodologique fondamentale, le séminaire est ouvert aux corpus et aux auteurs les plus divers (c’est ainsi que figuraient au programme de l’année dernière Kiarostami, Lynch, Varda, Minnelli, Malick, André Sauvage, Carné - Prévert…) et les interventions de chercheurs confirmés y alternent avec ceux de doctorants et d’autres jeunes chercheurs.

Les séances ont lieu une fois par mois,
le mercredi, de 17 h à 19 h,

à l'Ecole Normale Supérieure,
45 rue d'Ulm, Paris 5
e, en salle Simone Weil.

Calendrier 2007-2008 :

1. Mercredi 14 novembre : Kristian Feigelson (Paris 3) : Archives, histoire et mémoire : Danube Exodus (1998) de Péter Forgács (voir entretien avec P. Forgács dans le dossier « Hongrie, cinéma et Histoire », Positif n° 542, avril 2006)

2. Mercredi 12 décembre : Ada Ackerman (Paris 10 / Montréal) : un scénario inédit de Romance sentimentale d’Eisenstein et Alexandrov ; et Catherine Rovera (Paris 9) : le cinéma de Wong Kar-wai : reprise et variations

3. Mercredi 16 janvier : Cecilia Salles (sémioticienne et généticienne, PUC Sao Paulo) : les prolongements du processus de création : films et DVD ; et Corinne Maury (Paris 3 / Marne-la-Vallée) : le cinéma de Yervant Gianikian et Angela Ricchi Licchi : détournements imaginaires d’archives de guerre

4. Mercredi 20 février : Jean-Louis Jeannelle (Paris 4) sur Les Années déclic de Raymond Depardon

5. Mercredi 12 mars : France Jaigu (Paris 3 / ARIAS) sur la série Contacts de William Klein ; et Nathan Reneaud (Bordeaux 3) sur Heaven’s Gate de Michael Cimino

6. Mercredi 16 avril : Cécile De Bary (Nice) : le Film sur Georges Perec de Catherine Binet

7. Mercredi 14 mai : Julia Peslier (Paris 8) : le Faust de Murnau

Séminaire pouvant faire l’objet d’une validation pour le diplôme de l’ENS.


Communiqué transmis par l’intermédiaire de l’AFECCAV
Jean-Loup BOURGET (ENS / ARIAS) et Daniel FERRER (ITEM / ENS)

Le Cinéma, et après ? - Colloque universitaire - 15-17 Novembre 2007 - Montpellier - Université Paul Valéry

Le Cinéma, et après ? - Colloque universitaire
15-17 Novembre 2007 - Montpellier - Université Paul Valéry

Vous retrouverez ci-dessous le programme définitif du colloque, différents changements et/ou confirmation ayant eu lieu depuis le pré-programme déjà diffusé sur le site :



Cliquez sur les images afin des les agrandir et consulter le programme.



Informations utiles: le lieu du colloque sera l'Amphithéâtre Jean Renoir (Salle 09 Bâtiment D.) et la projection de "Inland Empire" de David Lynch a été confirmé, en présence de Stéphane Delorme pour le Jeudi 15 novembre à 20H.

dimanche 4 novembre 2007

Lost Highway de David Lynch (1996). Relecture hitchcockienne des puissances du cinéma


Lost Highway de David Lynch :

Relecture hitchcockienne des puissances du cinéma


Par Julien ACHEMCHAME



Interrogé par Michael Henry dans Positif[1] lors de la sortie de Lost Highway, David Lynch indique que son film préféré d'Hitchcock est Fenêtre sur Cour (Rear Window - 1954). Par cette précision, le cinéaste nous donne peut-être une clé de lecture intéressante de son film. Nous allons, à travers le prisme du cinéma d’Alfred Hitchcock, tenter de tracer un parcours possible dans l’œuvre fascinante de David Lynch.

Ainsi, lors du premier plan, Fred Madison (Bill Pulman) apparaît, le bout incandescent de sa cigarette luisant dans l’obscurité. Cela évoque effectivement une scène célèbre de Fenêtre sur Cour, dans laquelle L.B. Jeffries (interprété par James Stewart), observant son voisin meurtrier (Raymond Burr), ne voyait que le point lumineux de la cigarette dans les ténèbres de son appartement. Cet homme, supposé avoir assassiné sa femme puis l’avoir découpée en morceaux, est surpris dans un moment de calme. Le plan hitchcockien pourrait être ici réactualisé, poussé à la limite : nous n’aurions plus, alors, l’intermédiaire du personnage et de la longue vue pour nous protéger de ce tueur sanguinaire. Nous serions, dès le premier plan, de l’autre côté, dans le lieu pulsionnel de l’assassin[2], chez lui, dans son antre, avec lui, dans son esprit. Ainsi, le thème du voyeurisme qui hantait l’œuvre d’Hitchcock se trouve convoqué d’emblée dans le film de David Lynch. Et le spectateur serait donc déjà un voyeur. A la fin de cette première scène d’exposition, d’ailleurs, lorsque nous suivons Fred jusqu’à la baie vitrée, le plan laisse penser qu’il est déjà l’objet d’un regard extérieur possible, autrement dit le voyeur rôde déjà, tout proche.

Dans la séquence suivante, l'entrée dans le cadre de Renée Madison (interprétée par Patricia Arquette), l’instaure, alors, à notre regard comme une cible potentielle, une victime en puissance. Elle n’apparaît pas sous le regard de son mari puisqu’il est occupé dans la pièce adjacente à ranger son saxophone dans un étui. C’est donc pour le spectateur, et pour lui seul, qu’elle se montre, en tenue légère contre ce mur. En décalant subrepticement la règle qui veut que « le raccord subjectif [fasse] du héros masculin un « regardeur » et de l’héroïne féminine un objet de regard [ce qui] est un des modes idiomatiques les plus courants du récit d’aventures hollywoodien, particulièrement du film noir »[3], le film permet d’impliquer le spectateur directement dans le processus de la vision. Sa présence est prise en compte dans le corps même du film, de l’intrigue. Il doit assumer ce qu'il voit de façon directe, sans l'intermédiaire d'un personnage de la fiction.

Mais à mieux y regarder cette présentation de la vedette féminine, lieu de cristallisation du désir masculin, ne satisfait pas entièrement le spectateur. Sa position décentrée dans le cadre, son écrasement face au mur, ne permet pas au spectateur-voyeur de la prendre pour un objet central de son regard et donc de son désir. C’est le même spectateur frustré qui est arrivé quelques instants trop tard dans la chambre d’hôtel de Marion Crane et de son amant, au début de Psychose. La frustration du voyeur-spectateur le pousse à agir. Il veut en voir plus. Il va faire sentir sa présence, dire qu’il est là, tout près et invisible[4].

Une première enveloppe, contenant une vidéo cassette, est déposée sur le seuil des Madison. La scène est filmée de l’extérieur, un travelling avant resserre sur le mystérieux colis tandis que Renée Madison s’en saisit. Elle lance un coup d’œil à gauche puis à droite mais elle ne voit pas le spectateur-voyeur, il est « protégé par l’écran. » Il se sent puissant : s’il n’est pas vu, s’il a le droit à l’omniscience, alors il va pouvoir rentrer plus avant dans l’intimité du couple. Les images vidéos semblent anodines. Elles montrent l’extérieur de la maison des Madison, mais par le motif visuel du zoom avant vers la porte, l’annonce est faite qu’il va s’introduire dans cette demeure, dans les recoins les plus privés du couple. La deuxième découverte de la cassette vidéo voit Renée effectuer les mêmes gestes, or la caméra est cette fois positionnée à l’intérieur de la maison, comme annoncée dans le premier envoi, le voyeur est à l’intérieur. Il a filmé le couple pendant leur sommeil.

Par la suite, lors du départ des deux inspecteurs du domicile des Madison, la forte plongée sur le couple évoque cette présence prédatrice du voyeur que la Police sera incapable de localiser, et encore moins de capturer.

Après la rencontre de l’homme-mystère (Robert Blake) lors d’une soirée, lorsque Fred fouille l’appartement à la recherche d’un intrus, un plan étrange laisse penser qu’il a vu quelque chose : la caméra s’avance vers lui, dans le couloir et il semble la regarder, NOUS regarder. Son regard se fige, légèrement effrayé puis il paraît se résigner, accepter la vision. Que voit-il que nous ne puissions voir avec lui ? La réponse semble évidente et impossible à la fois : c est le spectateur du film, présent dans le corps même du film se déroulant[5] et que l’homme-mystère semble incarner en partie. Ainsi, comme il vient de le révéler à Fred, il est l’intrus qui a été autorisé à entrer dans la demeure des Madison, dans leur intimité, comme le spectateur du film a été invité par le metteur en scène à en faire de même. Fred découvre donc un spectateur omniscient qui le surveille, le suit, un dédoublement du regard s’amorce. Il ne peut plus être le spectateur, frustré et dépassé, de sa vie qu’il a été depuis le début, il va lui falloir agir. Il doit faire tomber le masque de sa femme qu’il suspecte d’adultère ; celle avec laquelle il ne peut plus, ou pas, partager la jouissance sexuelle. La scène traumatique de l’acte sexuelle est frustrante pour le personnage mais plus encore pour le spectateur-voyeur. Ayant offert à notre regard ses courbes généreuses, sensuelles et prometteuses, Renée Madison laisse apparaître un visage impassible pendant et après l’amour, loin de la jouissance tant attendue et désirée. Plus horriblement, l’image de son visage, apparaissant comme le climax de la scène, semble outrageusement surexposé de lumière blafarde comme pour mieux signifier que le coït auquel nous assistons (ou plutôt auquel nous participons) est un pur artifice monstrueux. C’est insupportable pour le spectateur et pour son alter-égo diégétique à tendances psychotiques. Or, selon Raymond Bellour, « [Dans la psychose] le sujet masculin ne peut accepter l’image [de la jouissance d’une femme] qu’à condition de s’y inscrire après l’avoir construite, pour s’y reconnaître en se la réappropriant, quitte à devoir, pour cela, la détruire. »[6] C’est donc ce que va faire Fred Madison en découpant le corps de Renée et en le reconstruisant à travers le personnage fantasmatique d’Alice Wakefield.

Après le visionnage de la cassette vidéo du meurtre de Renée, le policier assène un coup de poing à Fred, attaché à un siège, à première vue du moins, car le plan est une vue subjective qui paraît une tentative d’atteindre directement le spectateur-voyeur. « Bouge pas, tueur ! » hurle l’inspecteur vainement à un spectateur insaisissable. Mais, pris de remords, après le meurtre de Renée, ce dernier ne peut plus donner sa sympathie à un assassin. Dans la prison, totalement isolé, le corps de Fred semble ployer comme si un immense poids pesait sur lui. Peut-être celui de la culpabilité ? Il va falloir s’extraire de Fred, s’échapper de cette enveloppe charnelle et picturale pour trouver une nouvelle figure du héros. C’est ainsi l’arrivée de Pete Dayton (Balthazar Getty), le jeune homme manipulé par la femme fatale.

Le personnage énigmatique de l’homme-mystère est un voyeur possible de la diégèse, il est le seul à être associé à une caméra, lorsqu’il questionne Fred réapparu dans la cabane du désert. L’angoisse qu’elle suscite alors chez ce dernier, fait de cet appareil technique une véritable arme ; peut-être parce, qu’en tant qu’objet technique « neutre », elle est capable de démasquer les apparences, les mensonges et qu'elle risque ainsi de détruire le monde fantasmatique construit par le schizophrène ? Elle renvoie à la fois au spectateur-voyeur du Cinéma qui s’immisce dans le quotidien, l’intimité d’un couple mais aussi à celui qui, dans Lost Highway, se cache derrière la caméra, le metteur en scène. L’homme-mystère est ubiquiste, il est omniscient, spectateur privilégié de toute l’histoire, il a été « invité » à entrer dans l’intimité du couple Madison, comme le spectateur du film. Mais lorsqu’il donne à voir la vengeance de Fred, en soulevant les rideaux d’une chambre du Lost Highway Hotel, devant la caméra, il est comparable au réalisateur du film. Par la suite, il a même un rôle plus actif, il accomplit les désirs de Fred: il donne le couteau, surgit d’un invraisemblable hors-champ, qui permet de vaincre Dick Laurent (Robert Loggia). Il tue également ce dernier, déresponsabilisant complètement Fred de cet acte. Il réalise en quelque sorte les désirs du spectateur, ses pulsions inavouables : en effet, la mort du mafieux et pervers Dick Laurent est totalement justifié à ses yeux.

L’homme-mystère est donc tour à tour, voyeur, montreur d’images, acteur, organisateur de la diégèse : il est une possible hybridation entre une instance narratrice représentant l’auteur du cinéma moderne, et le spectateur de cinéma, dans son état de voyeur autorisé, dont il réalise, dans l’univers fictionnel, les désirs, les pulsions. Car finalement, par le dispositif de cette caméra voyeuriste, omniprésente et mystérieuse, que semble tenir entre ses mains l’homme-mystère, « il ne reste plus que le fait brut de la voyance : voyance de hors-la-loi, voyance du Ça que n’assume aucun Moi, voyance sans masque ni lieu, vicariante comme le narrateur-Dieu et comme le spectateur-Dieu… »[7]

Sur un plan formel, par son utilisation spécifique de la caméra comme foyer d’un regard spectatoriel, David Lynch semble réaliser le projet hitchcockien annoncé par Gilles Deleuze : « S’accomplira le pressentiment d’Hitchcock : une conscience-caméra qui ne se définirait plus par les mouvements qu’elle est capable de suivre ou d’accomplir, mais par les relations mentales dans lesquelles elle est capable d’entrer. »[8] Ces relations mentales sont celles des personnages mais aussi, et surtout, celles du spectateur de cinéma.



Notes:


[1] « Le Ruban de Moebius : Entretien avec David Lynch par Michael HENRY », Positif, n° 431, janvier 1997, p. 10 : « J’aime Vertigo, mais mon Hitchcock préféré est Fenêtre sur Cour. J’aime les histoires qui se referment sur elles-mêmes. »

[2] Cela n’est pas sans rappeler le penchant de David Lynch à ouvrir ses films sur des scènes spectaculairement violente : j’en veux pour exemple la toute première séquence de Sailor et Lula (Wild at Heart)

[3] Jean-Pierre ESQUENAZI, Hitchcock et l’aventure de Vertigo. L’invention à Hollywood, C.N.R.S. Editions, 2001, p.203.

[4] Jean DOUCHET, Hitchcock, (1967), Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, p. 143 : « Avec la caméra, nous avions pénétré dans la chambre par les volets clos. Nous y avions surpris des amants déshabillés. C’était pour constater que nous étions arrivés trop tard après l’acte. Nous nous sommes sentis frustrés, sans oser nous l’avouer, évidemment. Comme nous n’étions qu’au début du film, encore soumis aux préjugés et contraintes de notre mentalité quotidienne, nous avons préféré enfouir ce désir « déshonnête » - à peine avait-il effleuré notre esprit – dans les profondeurs de notre subconscient. »

[5] De manière systématique, chez Lynch, le modèle du raccord subjectif est poussé vers sa limite. Ainsi, lorsque Pete est soumis, seul dans sa chambre, a de violentes hallucinations, le film nous donne à voir la sensation du jeune homme. L’image est floue, vibrante, accompagnée d’un bourdonnement sonore. Mais une fois encore, le modèle est excédé, car, lors d’un plan très court, c’est Pete, ou plutôt son image, qui apparaît altérée. Il est donc l’objet d’un regard extérieur sur la diégèse, celui du spectateur qui partage physiquement la sensation du personnage. Nous sommes individuellement incorporé dans la structure du film.

[6] Raymond BELLOUR, « Psychose, névrose, perversion » in L’Analyse du film, (1980), Calmann-Lévy, réédition de 1995, p. 307.

[7] Christian METZ, Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et Cinéma (1977), Christian Bourgois éditeur, 1984, p. 120.

[8] Gilles DELEUZE, L’Image-temps, Les Editions de Minuit, 1985, p. 35.

jeudi 1 novembre 2007

Une Histoire vraie de David Lynch : mise en abyme de l’expérience spectatorielle

Une Histoire vraie de David Lynch : mise en abyme de l’expérience spectatorielle

Par Thibaut GARCIA

De tous les films de David Lynch, Une Histoire vraie (The Straight Story, 1999) se distingue par son exceptionnelle sobriété, la linéarité de sa narration, et un certain réalisme au-delà de l’excentricité de son héros et du caractère insolite de l’histoire racontée (adaptée, comme l’indique le titre, d’une histoire vraie). Celle-ci se résume à un argument minimal qui conditionne dans une large mesure l’aspect contemplatif et « épuré » de la mise en scène : un vieux paysan nommé Alvin Straight apprend que son frère aîné avec qui il est fâché depuis dix ans, vient d’avoir une attaque. Prenant alors conscience de l’absurdité de leur discorde, Alvin décide d’aller lui rendre visite pour se réconcilier avec lui. Mais Alvin vit seul dans le Nord de l’Iowa avec sa fille handicapée, plusieurs centaines de kilomètres le séparent de son frère et personne ne peut l’y conduire. Malgré son grand âge et son état de santé, il entreprend alors, à bord d’une tondeuse à gazon, un voyage de six semaines à la vitesse de cinq kilomètres-heure, qui s’achèvera par d’émouvantes retrouvailles.

Rompant avec la frénésie de mise en scène et avec la déconstruction narrative auxquelles David Lynch nous avait habitués, ce récit, entièrement articulé autour du personnage d’Alvin qui en est le fil directeur est peut-être pourtant celui dans lequel l’esprit, la pensée du spectateur, sont le plus sollicités pour assurer la cohérence d’un récit très « lâche » réduit à une succession d’aventures anecdotiques. C’est par la focalisation de ce récit sur Alvin que s’opère le trait d’union, la ligne droite (en anglais, straight signifie droit) qui relie, dans l’espace géographique et dans le temps de la narration, un point de départ que l’on vient de quitter et un point d’arrivée que l’on n’a pas encore atteint, qui fait coexister tous les lieux traversés et tous les personnages rencontrés au gré de ce périple. Or, il n’est pas exagéré de dire qu’Alvin est à la fois l’acteur et le spectateur de son voyage, où plutôt, que la situation inhabituelle dans laquelle Alvin a choisi de se placer renvoie au spectateur quelque chose qui lui évoque la sienne propre.

Quelque chose de l’ordre du ravissement esthétique, d’abord : la lenteur du trajet dilate le temps et confère aux lieux, aux moindres détails du paysage, magnifiés par la photographie et les mouvements de caméra, une importance de premier plan, absente des récits fondés sur l’action pure.

Quelque chose de profondément humain, ensuite : les rencontres fortuites, prétextes à des dialogues plus ou moins graves ou superficiels, sont autant d’amorces d’histoires secondaires aussitôt abandonnées – la nécessité de poursuivre sa route laissant chaque personnage à son propre destin –, mais aussi autant d’occasions pour ce héros ordinaire de mieux se connaître, de mieux se révéler à lui-même comme au spectateur. Voyageant seul et sans moyen de communication, Alvin est le seul à savoir à chaque instant où il se trouve, entretenant avec nous, qui sommes les seuls à le voir, une sorte de complicité par-delà l’écran. Ainsi plongé dans l’anonymat et l’indifférence nés de l’ignorance objective du monde à son égard, séparé de sa fille et de son village qui constituaient ses seules attaches, son cadre de vie qui, à force d’habitudes, finissait par se confondre avec lui-même, notre héros est soudain confronté à la vastitude d’un univers foisonnant où ce microcosme qui constituait son horizon ultime ne lui apparaît plus que comme une singularité parmi tant d’autres. Qui ne serait tenté ici d’opérer une analogie avec la situation du spectateur plongé dans la pénombre au milieu d’inconnus ? Sorti de son cadre de référence, révélé à lui-même comme un individu au milieu d’autres individus, Alvin est d’autant mieux disposé à se confier aux inconnus qu’il croise et dont il se sent soudain presque aussi proche qu’il peut l’être de sa fille. Il illustre en somme ce que beaucoup d’entre nous ont pu éprouver lors d’un voyage à l’étranger, ce sentiment paradoxal de « se retrouver », d’être chez soi, né de la perte de nos vieux réflexes et du retour à une « innocence » originelle. De même que tout voyageur a conscience de vivre une expérience unique, le spectateur qui suit le périple d’Alvin sait que celui-ci vit une expérience personnelle unique, non pas tant par les modalités pratiques de son voyage qui relèvent du simple pittoresque, que par la vertu de ce voyage lui-même, où la distance parcourue est finalement un paramètre négligeable en regard de la dimension humaine, de cette présence de l’individu à l’humanité qui se manifeste paradoxalement dans la solitude. Sans cesse dans l’entre-deux, dans le souvenir des gens qu’il vient de quitter et dans la perspective de ceux qu’il va retrouver, Alvin est le seul à avoir une vision d’ensemble de son périple, à pouvoir assurer un lien entre toutes ces histoires, toutes ces vies indifférentes les unes aux autres, ignorantes les unes des autres, qu’il lui a été donné de traverser au hasard des rencontres. En cela, il est comme le spectateur constituant en esprit un univers fictif à partir des fragments d’espace et de temps que lui livre le film, fragments insignifiants en eux-mêmes, mais qui prennent sens dès lors qu’une mémoire spectatorielle les recueille et les articule, leur assurant une unité qui est aussi la sienne. Ainsi, Alvin incarne en quelque sorte notre mémoire de spectateurs, lieu de la virtualité du film.