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lundi 18 juillet 2011

jeudi 25 juin 2009

Appel à communication : 6e Congrès de l’AFECCAV - Université Paul Valéry - Montpellier 3 Jeudi 23, vendredi 24, samedi 25 septembre 2010

Appel à communication

6e Congrès de l’AFECCAV

Université Paul Valéry - Montpellier 3

Jeudi 23, vendredi 24, samedi 25 septembre 2010

Cinéma & audiovisuel se réfléchissent

réflexivité, migrations, intermédialité

L’audiovisuel est un vaste territoire dont le cinéma et la télévision forment les composantes essentielles. Aujourd’hui les frontières de ce territoire sont elles-mêmes déplacées ou brouillées par des migrations de toutes sortes qui affectent aussi bien la nature des images et des sons que la forme et le sens des récits et des discours. L’étude des migrations d’histoires, de formes, de supports, d’écrans, etc. est devenue un des points d’ancrage de la recherche et de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel.

Les axes de réflexion suivants pourront être abordés :

* Comment les films et/ou les programmes parlent-ils d’eux-mêmes (auto-référence, citation, recyclage, mise en abîme, etc.) ? Et avec quels effets ?

* Comment les œuvres audiovisuelles qui prennent des films ou le cinéma pour objet donnent-elles à penser le cinéma et la télévision ? Comment et pourquoi deviennent-elles des références du goût cinématographique et télévisuel ? Dans quelle mesure sont-elles des repères possibles d’une histoire du cinéma ou de la télévision ?

* Comment des films et/ou des programmes puisent-ils leurs formes, leurs styles, leurs thèmes, leurs techniques dans les autres arts et medias ? Comment ces images issues du cinéma, de la télévision, migrent-elles de leurs lieux initiaux (l’écran de cinéma, le téléviseur) vers d’autres supports, d’autres lieux, de plus en plus diversifiés ? Comment ces migrations affectent-elles le sens des œuvres, des programmes et leur réception ?

Toutes ces problématiques pourront être traitées aussi bien en termes de dispositifs que d’enjeux historiques, esthétiques, communicationnels ou socioculturels.

Les propositions de communication (une page maximum, 2000 signes) sont à envoyer en français ou en anglais avant le 15 octobre 2009, par courrier électronique à : afeccav@gmail.com, en mentionnant impérativement comme objet du message : Proposition colloque 2010

La langue du colloque sera le français.

Comité scientifique : François Amy de la Bretèque (univ. Montpellier 3), Emmanuelle André (univ. Lyon 2), François Jost (univ.Paris 3), Raphaëlle Moine (univ. Paris 3), Maxime Scheinfeigel (univ. Montpellier 3), Jean-Philippe Trias (univ. Montpellier 3).

Comité d’organisation : M. Scheinfeigel, F. de la Bretèque et J-Ph. Trias.

dimanche 4 novembre 2007

Lost Highway de David Lynch (1996). Relecture hitchcockienne des puissances du cinéma


Lost Highway de David Lynch :

Relecture hitchcockienne des puissances du cinéma


Par Julien ACHEMCHAME



Interrogé par Michael Henry dans Positif[1] lors de la sortie de Lost Highway, David Lynch indique que son film préféré d'Hitchcock est Fenêtre sur Cour (Rear Window - 1954). Par cette précision, le cinéaste nous donne peut-être une clé de lecture intéressante de son film. Nous allons, à travers le prisme du cinéma d’Alfred Hitchcock, tenter de tracer un parcours possible dans l’œuvre fascinante de David Lynch.

Ainsi, lors du premier plan, Fred Madison (Bill Pulman) apparaît, le bout incandescent de sa cigarette luisant dans l’obscurité. Cela évoque effectivement une scène célèbre de Fenêtre sur Cour, dans laquelle L.B. Jeffries (interprété par James Stewart), observant son voisin meurtrier (Raymond Burr), ne voyait que le point lumineux de la cigarette dans les ténèbres de son appartement. Cet homme, supposé avoir assassiné sa femme puis l’avoir découpée en morceaux, est surpris dans un moment de calme. Le plan hitchcockien pourrait être ici réactualisé, poussé à la limite : nous n’aurions plus, alors, l’intermédiaire du personnage et de la longue vue pour nous protéger de ce tueur sanguinaire. Nous serions, dès le premier plan, de l’autre côté, dans le lieu pulsionnel de l’assassin[2], chez lui, dans son antre, avec lui, dans son esprit. Ainsi, le thème du voyeurisme qui hantait l’œuvre d’Hitchcock se trouve convoqué d’emblée dans le film de David Lynch. Et le spectateur serait donc déjà un voyeur. A la fin de cette première scène d’exposition, d’ailleurs, lorsque nous suivons Fred jusqu’à la baie vitrée, le plan laisse penser qu’il est déjà l’objet d’un regard extérieur possible, autrement dit le voyeur rôde déjà, tout proche.

Dans la séquence suivante, l'entrée dans le cadre de Renée Madison (interprétée par Patricia Arquette), l’instaure, alors, à notre regard comme une cible potentielle, une victime en puissance. Elle n’apparaît pas sous le regard de son mari puisqu’il est occupé dans la pièce adjacente à ranger son saxophone dans un étui. C’est donc pour le spectateur, et pour lui seul, qu’elle se montre, en tenue légère contre ce mur. En décalant subrepticement la règle qui veut que « le raccord subjectif [fasse] du héros masculin un « regardeur » et de l’héroïne féminine un objet de regard [ce qui] est un des modes idiomatiques les plus courants du récit d’aventures hollywoodien, particulièrement du film noir »[3], le film permet d’impliquer le spectateur directement dans le processus de la vision. Sa présence est prise en compte dans le corps même du film, de l’intrigue. Il doit assumer ce qu'il voit de façon directe, sans l'intermédiaire d'un personnage de la fiction.

Mais à mieux y regarder cette présentation de la vedette féminine, lieu de cristallisation du désir masculin, ne satisfait pas entièrement le spectateur. Sa position décentrée dans le cadre, son écrasement face au mur, ne permet pas au spectateur-voyeur de la prendre pour un objet central de son regard et donc de son désir. C’est le même spectateur frustré qui est arrivé quelques instants trop tard dans la chambre d’hôtel de Marion Crane et de son amant, au début de Psychose. La frustration du voyeur-spectateur le pousse à agir. Il veut en voir plus. Il va faire sentir sa présence, dire qu’il est là, tout près et invisible[4].

Une première enveloppe, contenant une vidéo cassette, est déposée sur le seuil des Madison. La scène est filmée de l’extérieur, un travelling avant resserre sur le mystérieux colis tandis que Renée Madison s’en saisit. Elle lance un coup d’œil à gauche puis à droite mais elle ne voit pas le spectateur-voyeur, il est « protégé par l’écran. » Il se sent puissant : s’il n’est pas vu, s’il a le droit à l’omniscience, alors il va pouvoir rentrer plus avant dans l’intimité du couple. Les images vidéos semblent anodines. Elles montrent l’extérieur de la maison des Madison, mais par le motif visuel du zoom avant vers la porte, l’annonce est faite qu’il va s’introduire dans cette demeure, dans les recoins les plus privés du couple. La deuxième découverte de la cassette vidéo voit Renée effectuer les mêmes gestes, or la caméra est cette fois positionnée à l’intérieur de la maison, comme annoncée dans le premier envoi, le voyeur est à l’intérieur. Il a filmé le couple pendant leur sommeil.

Par la suite, lors du départ des deux inspecteurs du domicile des Madison, la forte plongée sur le couple évoque cette présence prédatrice du voyeur que la Police sera incapable de localiser, et encore moins de capturer.

Après la rencontre de l’homme-mystère (Robert Blake) lors d’une soirée, lorsque Fred fouille l’appartement à la recherche d’un intrus, un plan étrange laisse penser qu’il a vu quelque chose : la caméra s’avance vers lui, dans le couloir et il semble la regarder, NOUS regarder. Son regard se fige, légèrement effrayé puis il paraît se résigner, accepter la vision. Que voit-il que nous ne puissions voir avec lui ? La réponse semble évidente et impossible à la fois : c est le spectateur du film, présent dans le corps même du film se déroulant[5] et que l’homme-mystère semble incarner en partie. Ainsi, comme il vient de le révéler à Fred, il est l’intrus qui a été autorisé à entrer dans la demeure des Madison, dans leur intimité, comme le spectateur du film a été invité par le metteur en scène à en faire de même. Fred découvre donc un spectateur omniscient qui le surveille, le suit, un dédoublement du regard s’amorce. Il ne peut plus être le spectateur, frustré et dépassé, de sa vie qu’il a été depuis le début, il va lui falloir agir. Il doit faire tomber le masque de sa femme qu’il suspecte d’adultère ; celle avec laquelle il ne peut plus, ou pas, partager la jouissance sexuelle. La scène traumatique de l’acte sexuelle est frustrante pour le personnage mais plus encore pour le spectateur-voyeur. Ayant offert à notre regard ses courbes généreuses, sensuelles et prometteuses, Renée Madison laisse apparaître un visage impassible pendant et après l’amour, loin de la jouissance tant attendue et désirée. Plus horriblement, l’image de son visage, apparaissant comme le climax de la scène, semble outrageusement surexposé de lumière blafarde comme pour mieux signifier que le coït auquel nous assistons (ou plutôt auquel nous participons) est un pur artifice monstrueux. C’est insupportable pour le spectateur et pour son alter-égo diégétique à tendances psychotiques. Or, selon Raymond Bellour, « [Dans la psychose] le sujet masculin ne peut accepter l’image [de la jouissance d’une femme] qu’à condition de s’y inscrire après l’avoir construite, pour s’y reconnaître en se la réappropriant, quitte à devoir, pour cela, la détruire. »[6] C’est donc ce que va faire Fred Madison en découpant le corps de Renée et en le reconstruisant à travers le personnage fantasmatique d’Alice Wakefield.

Après le visionnage de la cassette vidéo du meurtre de Renée, le policier assène un coup de poing à Fred, attaché à un siège, à première vue du moins, car le plan est une vue subjective qui paraît une tentative d’atteindre directement le spectateur-voyeur. « Bouge pas, tueur ! » hurle l’inspecteur vainement à un spectateur insaisissable. Mais, pris de remords, après le meurtre de Renée, ce dernier ne peut plus donner sa sympathie à un assassin. Dans la prison, totalement isolé, le corps de Fred semble ployer comme si un immense poids pesait sur lui. Peut-être celui de la culpabilité ? Il va falloir s’extraire de Fred, s’échapper de cette enveloppe charnelle et picturale pour trouver une nouvelle figure du héros. C’est ainsi l’arrivée de Pete Dayton (Balthazar Getty), le jeune homme manipulé par la femme fatale.

Le personnage énigmatique de l’homme-mystère est un voyeur possible de la diégèse, il est le seul à être associé à une caméra, lorsqu’il questionne Fred réapparu dans la cabane du désert. L’angoisse qu’elle suscite alors chez ce dernier, fait de cet appareil technique une véritable arme ; peut-être parce, qu’en tant qu’objet technique « neutre », elle est capable de démasquer les apparences, les mensonges et qu'elle risque ainsi de détruire le monde fantasmatique construit par le schizophrène ? Elle renvoie à la fois au spectateur-voyeur du Cinéma qui s’immisce dans le quotidien, l’intimité d’un couple mais aussi à celui qui, dans Lost Highway, se cache derrière la caméra, le metteur en scène. L’homme-mystère est ubiquiste, il est omniscient, spectateur privilégié de toute l’histoire, il a été « invité » à entrer dans l’intimité du couple Madison, comme le spectateur du film. Mais lorsqu’il donne à voir la vengeance de Fred, en soulevant les rideaux d’une chambre du Lost Highway Hotel, devant la caméra, il est comparable au réalisateur du film. Par la suite, il a même un rôle plus actif, il accomplit les désirs de Fred: il donne le couteau, surgit d’un invraisemblable hors-champ, qui permet de vaincre Dick Laurent (Robert Loggia). Il tue également ce dernier, déresponsabilisant complètement Fred de cet acte. Il réalise en quelque sorte les désirs du spectateur, ses pulsions inavouables : en effet, la mort du mafieux et pervers Dick Laurent est totalement justifié à ses yeux.

L’homme-mystère est donc tour à tour, voyeur, montreur d’images, acteur, organisateur de la diégèse : il est une possible hybridation entre une instance narratrice représentant l’auteur du cinéma moderne, et le spectateur de cinéma, dans son état de voyeur autorisé, dont il réalise, dans l’univers fictionnel, les désirs, les pulsions. Car finalement, par le dispositif de cette caméra voyeuriste, omniprésente et mystérieuse, que semble tenir entre ses mains l’homme-mystère, « il ne reste plus que le fait brut de la voyance : voyance de hors-la-loi, voyance du Ça que n’assume aucun Moi, voyance sans masque ni lieu, vicariante comme le narrateur-Dieu et comme le spectateur-Dieu… »[7]

Sur un plan formel, par son utilisation spécifique de la caméra comme foyer d’un regard spectatoriel, David Lynch semble réaliser le projet hitchcockien annoncé par Gilles Deleuze : « S’accomplira le pressentiment d’Hitchcock : une conscience-caméra qui ne se définirait plus par les mouvements qu’elle est capable de suivre ou d’accomplir, mais par les relations mentales dans lesquelles elle est capable d’entrer. »[8] Ces relations mentales sont celles des personnages mais aussi, et surtout, celles du spectateur de cinéma.



Notes:


[1] « Le Ruban de Moebius : Entretien avec David Lynch par Michael HENRY », Positif, n° 431, janvier 1997, p. 10 : « J’aime Vertigo, mais mon Hitchcock préféré est Fenêtre sur Cour. J’aime les histoires qui se referment sur elles-mêmes. »

[2] Cela n’est pas sans rappeler le penchant de David Lynch à ouvrir ses films sur des scènes spectaculairement violente : j’en veux pour exemple la toute première séquence de Sailor et Lula (Wild at Heart)

[3] Jean-Pierre ESQUENAZI, Hitchcock et l’aventure de Vertigo. L’invention à Hollywood, C.N.R.S. Editions, 2001, p.203.

[4] Jean DOUCHET, Hitchcock, (1967), Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, p. 143 : « Avec la caméra, nous avions pénétré dans la chambre par les volets clos. Nous y avions surpris des amants déshabillés. C’était pour constater que nous étions arrivés trop tard après l’acte. Nous nous sommes sentis frustrés, sans oser nous l’avouer, évidemment. Comme nous n’étions qu’au début du film, encore soumis aux préjugés et contraintes de notre mentalité quotidienne, nous avons préféré enfouir ce désir « déshonnête » - à peine avait-il effleuré notre esprit – dans les profondeurs de notre subconscient. »

[5] De manière systématique, chez Lynch, le modèle du raccord subjectif est poussé vers sa limite. Ainsi, lorsque Pete est soumis, seul dans sa chambre, a de violentes hallucinations, le film nous donne à voir la sensation du jeune homme. L’image est floue, vibrante, accompagnée d’un bourdonnement sonore. Mais une fois encore, le modèle est excédé, car, lors d’un plan très court, c’est Pete, ou plutôt son image, qui apparaît altérée. Il est donc l’objet d’un regard extérieur sur la diégèse, celui du spectateur qui partage physiquement la sensation du personnage. Nous sommes individuellement incorporé dans la structure du film.

[6] Raymond BELLOUR, « Psychose, névrose, perversion » in L’Analyse du film, (1980), Calmann-Lévy, réédition de 1995, p. 307.

[7] Christian METZ, Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et Cinéma (1977), Christian Bourgois éditeur, 1984, p. 120.

[8] Gilles DELEUZE, L’Image-temps, Les Editions de Minuit, 1985, p. 35.

vendredi 8 juin 2007

A la surface des ténèbres, dans les profondeurs du cinéma. Intertextualité dans Sombre (1998) de Philippe Grandrieux

A LA SURFACE DES TENEBRES,
DANS LES PROFONDEURS DU CINEMA



Par Julien ACHEMCHAME


« Quelque chose du fond remonte à la surface, y monte sans prendre forme, s’insinue plutôt entre les formes, existence autonome sans visage, base informelle. Ce fond en tant qu’il est maintenant à la surface s’appelle le profond, le sans-fond. »

Gilles DELEUZE, Différence et répétition



La citation filmique, pour beaucoup d’observateurs du cinéma, définit en grande partie l’orientation du cinéma contemporain. On classe facilement et sans appel, dès que l’on rencontre dans un film une quelconque citation, l’œuvre dans la catégorie fourre-tout de la « post-modernité. » Mais ces analyses passent, à notre avis, à côté de l’essentiel : celui de la singularité de la citation elle-même, ce riche dialogue à distance, dans le temps et l’espace, entre deux images cinématographiques. L’image ressurgit du passé, se ré-actualise, dans une autre œuvre et littéralement revit grâce à elle. Comme on parle pour l’œuvre cinématographique de corps filmique, la citation est une véritable « greffe. » Et à ce titre, elle demande toute l’attention des yeux chirurgiens de l’analyste.

Parler de « greffe », ou de citation, pour un film comme Sombre (1998) semble un pari à la fois risqué et facile : autrement dit, paradoxal. Le film du cinéaste français Philippe Grandrieux ne cite pas consciemment d’autres films ou d’autres images que l’on pourrait reconnaître telles quelles, son but est plutôt de faire ressurgir des formes, dans un ensemble qui serait de l’ordre de la mosaïque. Pas de psychologie, pas de situation narrative précise, simplement des formes : des enchevêtrements de lignes formant des figures. Le cinéma précieux de Grandrieux est tactile, il engage le corps du spectateur dans son ensemble. Mais alors comment reconnaître les sources, l’origine possible des « greffons » ? Tout simplement en faisant comme son cinéma nous le suggère : en nous fiant à nos sensations, celles de nos yeux plongés dans l’obscurité de la salle de cinéma. Finalement, en étant nous-même à cet instant précis, c’est-à-dire des spectateurs. Car voilà le paradoxe de Sombre, il s’adresse à nous en tant que spectateur de Cinéma, art qui, est-il encore besoin de le rappeler, a déjà plus de cent ans. Il est donc forcé que l’œil, plongé dans l’obscurité lumineuse perpétuelle, essaye de reconnaître des formes qu’ils auraient pu déjà apercevoir au hasard de ses rencontres cinématographiques.

Lors de la deuxième édition de la manifestation « Les nouvelles revues de cinéma ont la parole ! » qui s’est déroulée à Montpellier du 3 au 6 avril 2002, les organisateurs eurent la judicieuse idée de convoquer critiques et spectateurs à de nombreux ateliers autour de Philippe Grandrieux et de son film passionnant. Inévitablement, au fil des conversations, plusieurs rédacteurs en chef de revues universitaires et quelques spectateurs ont cité des références précises qu’ils avaient décelé : 2001, l’odyssée de l’espace (1968) et Shining (1980) de Stanley Kubrick, Faces (1967) de John Cassavetes, l’imagerie du vampire et Nosferatu (1922) de Friedrich Wilhem Murnau (choisi, d’ailleurs par Philippe Grandrieux lui-même en clôture de la manifestation). Si l’on parcourt les revues cinématographiques de l’époque de la sortie du film, du moins dans celles qui ont su voir en Sombre le véritable film novateur qu’il ne cessera d’être, de nouvelles références apparaissent : Lost Highway (1996) de David Lynch[1] ou bien encore à Partie de campagne (1936) de Jean Renoir[2]. Après autant d’horizons divers, je me propose d’ajouter le nom d’Ingmar Bergman à cette liste déjà fameuse d’influences et plus particulièrement un plan de son film L’heure du loup (1967).




I°/ « SOMBRE » de PHILIPPE GRANDRIEUX (1998) : CONTEMPLATION DE LA SURFACE


Le plan, l’image de Sombre que je me propose d’analyser est l’image « emblématique », frappante du film, si je puis dire. Quiconque a vu le film dans une salle de cinéma comprendra aussitôt de quel plan je parle. Il est saisissant, stupéfiant, fascinant, à la fois troublant et d’une grande beauté formelle. Pourquoi cette image incarne-t-elle si bien l’émotion ressentie face à l’ensemble du film ? Qu’est-ce qui trouble en elle ? Qu’est-ce qui la rend fascinante et représentative de la démarche esthétique et cinématographique de Grandrieux ?

Plus que des personnages ou une histoire motivée par la psychologie, la principale force de Sombre réside dans le fait qu’il donne à voir des images ; et « donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. »[3] La démarche moderne de Grandrieux, mais qui ne cherche pas l’anesthésie du regard, consiste à montrer une image pour ce qu’elle est aussi : c’est-à-dire une pure forme. L’image cinématographique, paradoxalement et consubstantiellement, possède une double réalité : ce qu’elle nous montre, ce qu’elle représente (son signifié) et ce qu’elle veut nous cacher, sa réalité première et pourtant invisible, c’est-à-dire son statut de lumière projetée sur un écran. Grandrieux module, transforme, altère le support de sa pellicule et s’éloigne du « réalisme ontologique » de la représentation cinématographique. Il détourne la perception quotidienne du réel et fait baigner son spectateur dans un bain de sensations nouvelles. Il essaye de trouver le lieu insituable de la forme signifiante, là où il pourra faire perdre tous les repères à son spectateur. Pour cela, il prend pour prétexte la maladie mentale : la diégèse est filtrée à travers la subjectivité malade de Jean (Marc Barbé), un tueur de femmes. Désorientation du personnage et du spectateur avec lui, par la contamination de la pellicule, du support filmique (lieu le plus caché, autrement dit « tabou » dans le cinéma puisqu’il se trouve dans le dos des spectateurs, hors de portée de l’œil). L’utilisation systématique du flou dans le film renvoie ainsi à l’impossibilité de trouver la juste distance entre les deux réalités de l’image (le moment réel du tournage et celui, tout aussi réel, de la projection.)

Le plan « emblématique » qui nous intéresse se trouve à l’intérieur d’une scène que l’on pourrait qualifier de légère en soi, hors contexte : deux sœurs et un homme vont se baigner par un bel après-midi ensoleillé. Bien sûr, l’homme est un tueur de femmes et il y a immédiatement un suspense, un malaise qui se crée chez le spectateur. Malgré tout, il semble que Jean soit fasciné par Claire (Elina Löwensohn), la jeune femme vierge et brune ; quant à sa sœur, Christine (Géraldine Voillat), elle en est l’antithèse cinématographique héritée de Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958) : elle est blonde et porte sa sexualité à fleur de peau, à la limite de la vulgarité, elle est le prototype de la victime de Jean. De la même façon, le cadre, idyllique en apparence, cache des choses plus troubles. En effet, l’eau est apparue une première fois dans le film, elle était associée à un des meurtres de jeune femme : Jean avait déposé son cadavre au bord d’un cours d’eau, si bien que le spectateur « conditionné » malgré lui sent l’angoisse monter, sourdre à la vue de la vaste étendue aquatique. De plus, le plan que nous allons scruter attentivement était déjà présent, à l’état embryonnaire, dans la scène : Jean était immobile, en plan moyen, vu de dos, semblant hypnotisé par le débit de l’eau. Aucune explication de cette « fascination », aucun mot explicatif ne se pose jamais sur cette sensation que nous fait partager Jean alors qu’il a assouvit ou qu’il va assouvir ses pulsions meurtrières.

La scène de baignade débute ainsi : Christine, la blonde, se jette à l’eau, elle se met nue, envoyant sans pudeur son maillot vers Jean. Claire, la brune, quant à elle, hésite au bord de l’eau (a-t-elle peur ?) : comme si elle savait que l’eau était un milieu instinctif, charnel, sensuel, de fusion, absorbant les éléments hétérogènes pour les fondre à lui, en lui. Absorption de l’hétérogénéité, un peu comme la pellicule de cinéma unifie les plans épars dans un même défilement.

Le plan suivant est celui qui nous intéresse. Plan fascinant car montrant un regard fasciné fantasmé (en effet, Jean est vu de dos, nous ne voyons pas son regard et nous l’imaginons) : il nous renvoie à notre propre regard, celui de spectateur de cinéma fasciné par la lumière.

Ce plan est d’une simplicité quasi-abstraite dans ses formes : Jean, réduit à l’état d’ombre par le contre-jour, rencontre la surface aquatique au statut indécidable et paradoxal ; à la fois sombre et lumineuse (juxtaposition de touches brillantes et de touches sombres à la manière impressionniste) et, immobile et en mouvement, dans un entre-deux comme le serait le dispositif du Cinématographe : succession d’images fixes proches dans le temps et dans l’espace que le cerveau du spectateur doit combler, fluidifier, unifier[4]. Ainsi, ce plan « ne [nous] dit-il pas comme un secret du mouvement »[5] au Cinéma ?

La simplicité du dispositif s’offre au regard comme pour dépouiller l’image de ses artifices. Il est remarquable de noter que le son est en sourdine pendant le plan : le vent souffle très loin et l’eau, pourtant si proche, dans la mesure où elle emplit le cadre, semble à des années lumières ; comme pour montrer la prégnance de l’œil sur cette image. Image qui vise à l’abstraction, situation de temps mort, absorption d’une forme par une autre (on a l’impression que Jean est absorbé par la surface lumineuse, et si, lui, ne l’est pas vraiment, notre œil, lui, l’est irrémédiablement), le plan se présente comme une faille, une béance révélant l’image cinématographique à son état de surface absorbante de lumière.







II°/ « L'HERURE DU LOUP » de INGMAR BERGMAN (1967) : OSCILLATION DANS LES PROFONDEURS


Le dispositif de l’image de Sombre : l’homme devant l’eau au statut indécidable et paradoxal, évoque une scène du film L’heure du Loup de Ingmar Bergman.

Au milieu du film de Bergman, Johan (Max Von Sydow), peintre à l’imagination torturée et envahissante, raconte à sa femme, Alma (Liv Ullman), le meurtre d’un petit garçon qu’il aurait commis. Cette scène n’est pas racontée en voix off par le peintre (d’ailleurs aucun mot n’est prononcé pendant les deux minutes que dure la séquence) mais montrée, comme pour souligner la véracité du fait (on sait qu’une image ne peut mentir, surtout celle de Cinéma !) Johan, donc, est en train de pêcher. Un petit garçon est proche de lui, l’observe ; il est sans identité, venu d’on ne sait où et son comportement est pour le moins énigmatique (aucune cause décelable à ses moindres faits et gestes.) Une musique sourde et angoissante accompagne la scène, la « réalité » des sons n’arrivant pas jusqu’à notre oreille, elle augmente subitement lorsque l’eau envahit le plan dont les formes ressurgissent dans Sombre. A l’opposé, chez Grandrieux, la musique est absente, comme si elle avait été absorbée dans le mécanisme de la greffe, signifiant l’éloignement du « pathos », de l’émotion facile liée, en général, à l’utilisation de la musique. Chez Bergman, le plan n’est pas aussi abstrait : Johan, que nous voyons au bord de la falaise, range sa canne à pêche précipitamment tandis que le jeune garçon se tient debout dans son dos, d’une effrayante présence immobile. Malgré tout, l’eau envahissant le plan produit le même effet que chez Grandrieux : c’est notre œil qui est absorbé par la lumière de la surface.

Par la suite, une bagarre s’engage entre les deux protagonistes (à noter que le jeune garçon mord, peut-être de manière vampirique, Johan, laissant une possible trace du traumatisme qui va s’ensuivre.) Le peintre, dans un excès de violence, va frapper le jeune garçon à la tête avec une grosse pierre. Il va ensuite jeter son cadavre à l’eau. S’en suit une scène durant laquelle nous voyons l’eau sombre absorber en son sein le corps de l’enfant, puis, après un moment, le faire ressurgir à la surface et, enfin, l’engloutir définitivement dans ses ténèbres aquatiques. L’eau se révèle ainsi absorbante du traumatisme, du corps mais hésite à l’absorber dans ses profondeurs. Mouvement d’hésitation, d’oscillation de l’eau qui finalement ne finit jamais : un cycle nous a été montré mais la totalité (sinusoïdale ?) est faite de la répétition, en circuit fermé dans l’esprit du personnage (du spectateur ?), d’un cycle. L’eau est le milieu instinctuel, inconscient, incontrôlable, qui n’oublie rien : grande Mémoire de l’humanité (ou du cinéphile ?) Elle peut à tout moment convoquer le traumatisme et le faire affleurer à la surface.

« Quelque chose du fond remonte à la surface, y monte sans prendre forme, s’insinue plutôt entre les formes, existence autonome sans visage, base informelle. Ce fond en tant qu’il est maintenant à la surface s’appelle le profond, le sans-fond. »[6] : voilà peut-être ce que filme Grandrieux. Filmer le profond à la surface des choses, voilà un paradoxe à rajouter à cette image. A la surface de l’image, c’est la mémoire cinéphilique qui affleure, se souvient. Ce « profond », pourtant éclatant de toute sa brillance à la surface de l’eau, est finalement révélé par l’intertexte. L’image nouvelle a absorbé l’ancienne, l’a digérée. Le dialogue entre les images permet à la violence originelle de n’avoir plus besoin de forme, si ce n’est l’informe, pour faire monter l’angoisse à travers l’œil, « vampiriser » littéralement la perception du spectateur. Néanmoins, en restant à la surface, l’œil est protégé, il ne peut se noyer dans les profondeurs : la surface renvoie l’image à sa forme signifiante. Les deux démarches des metteurs en scène se rejoignent sous la forme de cette interrogation, à la base du paradoxe de la modernité au cinéma : comment révéler la forme signifiante de l’image cinématographique sans enfermer, pour autant, le spectateur dans la pure contemplation esthétique d’un imaginaire qui, finalement, peut se révéler vampirique ?

Ce paradoxe permet au cinéma de révéler son essence véritable, et pourtant souvent invisible aux yeux du spectateur : « Une réalité sans tâche : protégé par un écran. Mais la réalité n’est pas derrière l’écran. Elle s’y inscrit directement, par l’effet d’un faisceau de lumière. Réalité projetée. L’œil projette aussi sa lumière sur le carré de toile, il caresse les différences immatérielles, il s’enfonce dans l’abîme léger, le manque délicieux de la « réalité » qu’il désire.»[7] L’œil du spectateur est le lieu d’un enjeu majeur, c’est à lui de savoir voir le paradoxe en action qu’est le cinéma, autrement dit de reconnaître le cinéma sous ses métamorphoses incessantes. Sombre, en balisant ce terrain, rencontre inévitablement l’intertexte, dans la mesure où « il y a toujours déjà de l’image, des images, sous et dans l’image. Toute image est à la fois forme et fond d’une autre image, naissant d’un fonds illimité d’images. »[8] C’est ce qui fait la fragilité du film et la force ambitieuse de son projet esthétique. Le cinéaste remet le spectateur, l’ensemble de son organe perceptif, au centre d’un tourbillon émotionnel, sensitif d’images anciennes et nouvelles, l’inscrivant dans un temps mémoriel qui le dépasse et le submerge. Ainsi, comme l’écrit Nicole Brenez : « Sombre introduit avec beaucoup d’élégance un rapport nouveau dans l’histoire des formes intertextuelles : il précise les modèles images dont il vient ( il les détaille, les conforte, les construit jusqu’au bout, les problématise ) et, ce faisant, nous les rend plus précieuses encore. »[9] Dans la fragilité de la greffe intertextuelle imaginée par le film de Philippe Grandrieux, un nouveau corps cinématographique, monstrueusement beau, prend naissance sous nos yeux sidérés. Le cinéaste compose son film à partir d’images anciennes et les réanime par la « magie » propre au cinéma ; car au cinéma, tout s’inscrit dans la lumière vivante du présent, au-delà des ravages du temps. Espérons que ce travail rare, précieux, et qui creuse un profond sillon dans l’esprit du spectateur, saura être précurseur d’une nouvelle ère cinématographique dans le cinéma français et pour le cinéma en général…




Notes :

[1] Julien MODOT, « Le vampire introuvable », quatrième partie de « Les promeneurs de la nuit », Cinergon, Visions de nuit, n°7/8, coordonné par Maxime SCHEINFEIGEL, 1999/2000, p 67.

[2] Nicole BRENEZ, « Préciser Renoir (Sombre partie de campagne) », Simulacres,Circulation, n°2, hiver 2000, p 16-18.

[3] Georges DIDI-HUBERMAN, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les Editions de Minuit, collection « Critique », 1992, p.51.

[4] « Les images – les choses visuelles – sont toujours déjà des lieux : elles n’apparaissent que comme des paradoxes en acte où les coordonnées spatiales se déchirent, s’ouvrent à nous et finissent par s’ouvrir en nous, pour nous ouvrir et en cela même nous incorporer. » Georges DIDI-HUBERMAN, Ibid., p.194.

[5] Jean Louis SCHEFER, L’homme ordinaire du Cinéma, Cahiers du Cinéma, 1980, p.139.

[6] Gilles DELEUZE, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 1969, p.352.

[7] Pascal BONITZER, « L’écran du fantasme », in Théories du Cinéma, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, VII, 2001, p.84.

[8] Raymond BELLOUR, L’entre-images.Photo.Cinéma.Vidéo, La Différence, collection Mobile Matière, 1990, p.245.

[9] Nicole BRENEZ, Ibid., p.18.