vendredi 18 mai 2007

The Passing (1991) de Bill Viola : La membrane vidéo sensible

The Passing de Bill Viola : La membrane vidéo sensible

Par Julien ACHEMCHAME



Voyages en images

Les premières impressions demeurent étranges. D’abord parce que la couleur, tout au long de cette vidéo de 54 minutes, est absente des images. En effet, le film est en noir et blanc, soulignant une sorte d’ambivalence fondatrice, une dualité inévitable qui va être un thème fort de l’œuvre. Alors que la caméra vidéo est censée rendre au plus juste et avec fidélité la réalité, l'artiste utilise le medium pour proposer des images dévitalisées, vidées de leurs pigments colorés. De plus, l'oeuvre ne possède pas de structure narrative chronologique car, nous le comprenons assez vite, les images nous donne à voir un possible rêve de l’artiste. L’introduction à ce rêve se fait en deux plans simples au début de la vidéo mais révèle beaucoup de choses quant à la mise en place du dispositif et aux thèmes qui vont être développés par la suite.

Le premier de ces deux plans nous montre une lumière autour de laquelle tout est noir, comme s’il s’agissait d’une éclipse inversée, c’est-à-dire inversant la polarité entre la lumière et l’obscurité. Le spectateur, ainsi désorienté, ne peut situer véritablement ce qu’il perçoit. Le son, très important tout au long du film, nous fait entendre divers « bruits nocturnes. » On croit reconnaître le cri stridulant de quelques grillons (ils vont par ailleurs devenir récurrents) et nous pensons, fort de ces perceptions et à tort bien entendu, que nous sommes le soir. Or, lentement, dans la continuité du plan, la caméra vidéo fait un zoom arrière et nous nous retrouvons sous un soleil radieux d’après-midi. Ce plan installe le doute dans l’esprit du spectateur qui, du coup, ne peut plus se fier à un quelconque repère spatio-temporel. D’ailleurs, tout au long du film, nous serons dans le flou le plus total en ce qui concerne notre situation géographique et temporelle. Ainsi, Bill Viola veut nous amener dans un pays où la réalité physique quotidienne n’a pas prise : le monde onirique.

A ce premier plan succède un gros plan (voire un très gros plan) d’un œil ouvert éclairé par un rayon lumineux. Nous entendons la respiration rythmée de quelqu’un qui dort. Nous ne savons pas à qui appartient cet œil (nous verrons plus tard qu’il s’agit de celui de Bill Viola) et il fonctionne à la fois comme un miroir du spectateur et comme un éventuel lieu de passage vers la psyché du personnage. Cet œil est celui d’un homme allongé dans son lit, sur le point de s’endormir. Un léger frémissement saisit le spectateur car l’œil vu en gros plan insinue une thématique fortement voyeuriste. Il y a indéniablement du voyeurisme à regarder une personne qui dort, car ce moment du sommeil est intime pour chacun. Plongé dans l'obscurité, le dormeur, sait-il qu'une caméra l'observe et lui vole son image? Mais avant tout, cet œil en gros plan, et donc déconnecté des autres plans qui l’entourent, pourrait apparaître comme insituable dans le temps et dans l’espace, agissant comme un miroir du spectateur ; ce dernier sera ainsi impliqué personnellement (voire physiquement) par ce que lui film lui donnera à voir. L’œil est aussi montré comme le lieu de passage vers l’esprit de la personne qui va dormir, il est la porte d’entrée vers son Inconscient via la « voie royale » des rêves, pourrait-on dire en paraphrasant Freud. Finalement, avec cette œil à la fois lieu de passage et miroir, le spectateur est invité à pénétrer son propre esprit, à travers les images. Bill Viola conçoit le rôle du spectateur comme primordial dans les œuvres qu’il crée. L’artiste s’en explique : « J’ai acquis le sentiment […] qu’il y avait « là-bas » en permanence une présence invisible, ou un élément manquant avec lequel il était nécessaire d’entrer en contact pour que le travail soit vivant […]. Cet élément, c’est bien sûr le spectateur, ou la fonction de spectateur, autre pôle du système ; la nature fondamentale du travail à la vidéo, c’est l’interaction dynamique entre les deux,[et non la technologie et le langage vidéo à eux seuls]. »[1] Cet œil est donc plus que probablement un substitut spectatoriel chargé de le faire participer aux images, de l’enchaîner à celles-ci. A la suite de cette séquence, l’œil va se fermer et c’est ainsi que nous pénétrons dans le rêve. La caméra vidéo nous fait basculer vers un ailleurs où les images (mentales) règnent toute-puissante sur ce royaume du sommeil.

Dès cet instant, la notion d’espace et de temps va complètement éclater, se disloquer en larges plaques disjointes, hétérogènes. Nous ne sommes plus dans une logique narrative de faits chronologiques mais plutôt dans une suite d’associations d’idées, de thèmes qui vont se tisser en réseaux et vont revenir de manière incessante (les arbres, les différents paysages, les lieux, les bâtiments comme les personnages surgissent sans obéir à une construction spatiale ou temporel prédéfinie). De plus, l’utilisation constante du ralenti, pour signifier le rêve, ne fait que souligner la dilatation d’un temps qui échappe totalement à la « Réalité » physique. Pour Carl Gustav Jung : « A l’opposé de la pensée logique, caractéristiques des processus mentaux conscients, la liaison des représentations dans le rêve est hautement fantaisiste ; la démarche associative du songe crée des relations et des rapprochements qui, en règle générale, sont totalement étrangers au sens du réel. »[2] Par ce biais de l’onirisme, les images se libèrent de la réalité comme du sens. Elles se télescopent. Elles éclatent en mille morceaux insoumises à une quelconque unité préfabriquée. Les objets surgissent à l'image, se fondent aux plans d'arbres dans le désert, les personnages se croisent et se recroisent: nous pénétrons dans la psyché du dormeur...


Musiques de la vie

« Bill Viola a étudié la musique et l’acoustique »[3] et c’est pourquoi la bande sonore joue un rôle crucial dans le film. Elle ne comporte pas le moindre mots ou langage verbal, comme pour montrer que l’expérience sonore (et visuelle) va au-delà de la « pauvre » transcription des mots. Avec les images, il passe quelque chose que le son vient confirmer, appuyer avec vigueur : le sens n’est pas tout, il y a quelque chose qui passe en deçà ou au-delà, quelque chose de brut, d’archaïque et puissant que l’art doit chercher à transmettre. Le son récurrent qui va signifier le rêve est la respiration du dormeur. Elle est lente et régulière la plupart du temps mais elle semble parfois soumise à des soubresauts (lorsque le dormeur se réveille par exemple). Elle installe un rythme, elle est cyclique, composé de deux temps, de deux états qui se succèdent à l’infini, ou plus exactement du début de la vie jusqu’à la mort : c’est-à-dire l’inspiration et l’expiration. Cet aspect cyclique souligne le thème du cycle de la vie (et de la mort) très présent dans le film et que nous étudierons plus en détail par la suite. Ainsi, par exemple, le bruit de respiration du dormeur va, lors d’un plan, se synchroniser avec la respiration haletante d’une vieille femme agonisante sur son lit d’hôpital, soulignant le thème évoqué ci-dessus.

Le son de l’eau, tantôt calme et paisible, tantôt tumultueuse et sauvage, sont récurrents, tout comme les bruits de la nuit déjà évoqués. Ils laisse palper au spectateur la présence de forces archaïques et puissantes. Les sons de voix d’enfants, quant à elle, résonnent comme autant d’échos fantomatiques de l’enfance et de ses réminiscences dans le monde onirique.

Le bruit incessant du « tic-tac » d’une horloge emplira la fin du film, rappelant sans vergogne l’inexorabilité du temps, ou plutôt de notre temps. Là-aussi, le « tic-tac » est rapide, rythmique, cyclique, composé de deux temps et renvoyant au cycle de la vie et de la mort.

Dans cette bande sonore omniprésente et variée, un moment surprend, saute «à l’oreille», pourrait-on dire : c’est lorsque le son brille par son absence totale. Le bruit est synonyme de la vie, la Vie est un bruit. Dès lors, lorsque le silence sera total, après le plan d’une femme âgée et agonisante sur son lit d’hôpital, enchaîné à un lent fondu au noir, le silence semble lourd, implacable, comme la fin de la vie et à la fois, comme une invitation à la méditation pour le spectateur qui voit, ou entrevoit, ce qui l’attend après la vie.


Ondulations aquatiques de l’image

Le thème qui est omniprésent dans la rêverie est indiscutablement celui de l’eau. Ceci n’est pas étonnant car si l’on en croit le psychanalyste Carl Gustav Jung : « L’eau est le symbole le plus fréquent de l’Inconscient.»[4] C’est pour Bill Viola « une image fondamentale. Nos corps sont constitués en grande partie d’eau […]. Dans plusieurs cultures, l’eau a constitué une métaphore de mort ; elle rend bien l’idée d’un monde sous la surface, en dissolution, en dérive. »[5] De même, l’eau est aussi un symbole très puissant « de naissance, de renaissance […]. Nous venons de l’eau et en un sens, nous glissons à nouveau dans sa masse indifférenciée, lors de notre mort. »[6] Bill Viola est conscient de la valeur symbolique des images. Les éléments naturels entretiennent un lien étroit, psychique avec l’humain. L’artiste, pour qui la mystique orientale est une source d'inspiration importante, aime à raconter une histoire, sous forme de conte philosophique, d’un poète persan du XIIIe siècle nommé Rûmî. Pour ce dernier, « l’être humain est un vase flottant sur l’Océan. Quand il commence, il est plutôt vide, mais au fur et à mesure qu’ il avance, il se remplit d’eau pour arriver à un point où l’eau à l’intérieur est au même niveau que celle à l’extérieur. Le vase s’enfonce et son eau fusionne avec l’Océan. Le vase n’a plus alors d’utilité, et il disparaît. »[7] Nous voyons là se dessiner un philosophie liée à l’eau et en relation avec la spiritualité et le cycle de la vie : elle est présente à la naissance, elle nous accompagne durant notre vie et elle nous reprend lors de notre mort. L’eau est un lien entre l’homme et lui-même. Pour Gaston Bachelard : « L’eau, substance de vie, est aussi substance de mort pour la rêverie ambivalente »[8] car « le désir de l’homme, dit ailleurs Jung[9], ˝ c’est que les sombres eaux de la mort deviennent les eaux de la vie, que la mort et sa froide étreinte soient le giron maternel, tout comme la mer, bien qu’engloutissant le soleil, le ré-enfante dans ses profondeurs […] ˝. »[10] Nous trouvons ici une caractéristique fondamentale, incontournable associée à la représentation de l’eau : la féminité, la maternité.

Dans les toutes premières images de la rêverie qui représentent de l’eau, nous voyons un bébé, un jeune enfant sortir de la mer et courir vers la plage : le symbole est lisible, patent. L’image de cet enfant surgit des eaux montre une sorte de représentation de l’enfantement. L’eau est indiscutablement chez Viola le symbole de la maternité, elle renvoie aux sensations prénatales du liquide amniotique. D’autant plus que plus loin dans le film, nous verrons un nouveau-né tout juste sorti du ventre de sa mère et il en sera encore recouvert. Dès lors, lorsque nous voyons le corps nu d’un homme plongé dans l’eau, le spectateur est amené à faire une troublante association avec la maternité : l’homme immergé cherche (ou retrouve par le rêve) le bien-être dans le lieu symbolique maternelle.

Cet homme dans l’eau, tout comme le jeune enfant, seront récurrents. Nous pouvons nous demander dans quelle mesure ces personnages ont un lien avec celui qui dort : l’enfant est-il le signe d’un quelconque souvenir ou d’une réminiscence de l’inconscient pour l’homme qui rêve ? ou est-ce son propre fils ? Peu importe à vrai dire car l’absence de repères signifie que l’enfant représente peu ou proue l’enfance tandis que l’homme incarne l’âge adulte. Toutefois, il ne faut pas oublier que les œuvres de Bill Viola sont très largement autobiographiques et le mettent en scène ainsi que sa famille.

Directement opposées aux images représentant l’enfance, nous sont montrées des images de la vieillesse, comme pour contrebalancer, trouver sans cesse l’équilibre entre deux pôles composant les deux phases d’un cycle. Ici, l’enfance et la vieillesse sont articulées pour représenter la complémentarité du cycle de la vie, qui a un début et donc, forcément, une fin. L’image qui suit la naissance du bébé est celle d’une vieille femme agonisante. Nous avons, durant la coupure entre les deux plans, parcouru tout le temps d’une vie pour mieux la relier avec son essence même, nous avons franchi comme un miroir, un double antithétique et pourtant complémentaire. C’est « le cycle de la naissance et de la mort qui se répète. »[11] Qu’est-ce finalement que représenter le temps d’une vie ? Qu’est-ce que vivre une vie ? semblent s’interroger l’artiste.


Le corps comme expérience de l’image

Il est intéressant de noter que le corps est au centre de ce processus, et qu’il nous est montré dans des moments de la vie durant lesquels il est soumis à des émotions et des perceptions sensorielles fortes, immaîtrisables : que ce soit lors de l’accouchement ou de la naissance, ou lorsque les affres de l’agonie font approcher la mort et qu’elle prend peu à peu « possession » du corps. Un autre épisode, sur lequel nous reviendrons plus tard, est à rapprocher de cette thématique du corps soumis à des expériences puissantes et dévastatrices : c’est la séquence de « la chute », lorsque l’enfant puis l’adulte font chacun leur tour l’expérience d’une chute. L’eau est associé à cette thématique du corporel et renvoie à la déchéance lorsqu’elle nous est montrée boueuse parmi des maisons délabrées contemplant leur reflet à la surface de marécages.


Enfanter / Lier / Créer

Vers le milieu du film, un plan d’une grande simplicité apparaît comme remarquable par sa force d’opposition : c’est le moment où nous voyons l’enfant qui joue sous le regard de ses grand-parents. La scène, au ralenti, montre un panoramique de la gauche vers la droite, liant l’enfant à ses grand-parents, reliant l’enfance et la vieillesse. Là, le dispositif de la vidéo est extrêmement intéressant : qui filme ? qui voit ? qui relie ? Cela pourrait être le père du garçon, après tout, il est le lien, à travers son possible regard rendu par la caméra vidéo, entre les deux générations ; il se retrouve au milieu, entre fils et père, à la fois père et fils. Pourtant, le plan se termine par un recadrage sur le visage de la grand-mère et voilà peut-être le véritable lien qui unit tous ces hommes : la femme, « la femme comme source, la Mère, le principe de féminité au sens large »[12] car les femmes « font leur nid dans le Temps. Elles créent la chair qui résistent et qui lie l’éternité. »[13]

Dans cette optique de la maternité en rapport avec l’eau, une scène apparemment anodine se révèle intéressante si on l'aborde en regard de l’approche psychanalytique. Il s’agit de la scène durant laquelle l’homme n’arrive pas à dormir. Il allume la lumière et boit un verre d’eau qui lui permet de se recoucher et de retrouver le sommeil. Que fait-il pour retrouver le lien avec les images oniriques ? Il boit un verre d’eau, or, « dans le sens psychanalytique[…], toute eau est un lait. Plus précisément toute boisson heureuse est un lait maternel. »[14] Cette eau peut donc représenter symboliquement le lait maternel qui lui apporte le doux sommeil du nouveau-né.

Une autre scène est intéressante si l’on se place du côté du thème du cycle de la vie et de la mort. Il y a une séquence dans laquelle on assiste aux premiers moments qui suivent la naissance d’un bébé ; nous pouvons voir des mains le recouvrant d’une couverture ou d’un drap blanc pour le protéger. Dans le plan suivant, le drap blanc recouvre un corps étendu dans les ténèbres, il est devenu linceul. Nous voilà montrée la logique du rêve, composée d’associations formelles et d’idées qui peuvent trouver leur source dans l’Inconscient. De même l’avant-dernier plan de la vidéo montre une opposition très forte entre la notion d’enfance et la vieillesse, de naissance et de mort. Nous voyons des enfants qui sont tout proche du cercueil d’une vieille femme (qui est sûrement leur grand-mère). L’opposition est « interne » au plan, il n’y a pas d’intermédiaire du montage et cela donne une très grande simplicité et une grande force universelle au plan.


Passage(s) à travers le medium

Le cycle de la vie et de la mort est traité par un thème très présent : celui donné par le titre même de la vidéo, The Passing, c’est-à-dire le « passage. » C’est un terme qui porte en son sein l'ambivalence, l'instable. Il témoigne de ce qui ne peut fondamentalement pas être fixé, il est entre deux, entre deux états, en transit, en perpétuel mouvement, et ce mouvement est enregistré par la vidéo car c’est l’essence première de son existence. La photographie fige, embaume, le cinéma et la vidéo enregistrent le mouvement, le mouvant. « La beauté de la vie vient de ce que tout change à chaque instant »[15]nous dit Bill Viola et c’est une philosophie qui nous éclaire. Autrement dit, pour l’artiste, la vie n’est qu’un passage permanent d’un état à un autre et c’est exactement ce qui fonde sa beauté irréductible, sinon son unicité essentielle tout comme « la fragilité, l’impermanence, les sensations, les sentiments et les émotions sont des caractéristiques humaines indéracinables. »[16] Le passage est un condensé de vie, l’expérience même de l’expérience vitale, figé(e?) en mouvement par l’artiste sur vidéo et qu’il nous « fait passer » grâce aux images.

Le thème du passage revient ainsi dans de nombreuses images : celles montrant le tunnel, le voyage (en voiture) ou bien dans les représentations du temps qui « passe » (cf. le « tic-tac » de l’horloge omniprésent dans la bande sonore) ou encore dans la thématique du passage incessant de la veille au sommeil, pays des rêves.

En ce qui concerne le tunnel, il est, dans la symbolique populaire, associé au passage vers l’au-delà ; d’ailleurs, dans l’image où il nous est présenté, nous voyons une lumière au fond du tunnel, signifiant peut-être qu’il mène vers l’ « autre monde. » Le plan, dans lequel l’homme marche avec sa lampe, suivant les rails (de son Destin ?), et découvre une entrée immense et obscure, est hautement symbolique. De même, parmi les derniers plans, lors d’un zoom avant vers la porte sombre d’une demeure en ruine, nous basculons, ou plutôt nous passons, vers l’obscurité. Y a-t-il plus juste symbole pour illustrer le passage qu’une porte, qu’un seuil ? Ce lieu qui, par essence, sépare et relie deux endroits, deux mondes ?

Pour ce qui est de l’aspect du « voyage », nous pouvons voir, dans une séquence magnifique, un paysage immense et désertique, tandis que des dizaines de lumières, que l’on devine être des phares de véhicules automobiles, traversent le plan (le paysage) d’un bout à l’autre. Là encore il y a passage, via la voiture (ou la lumière), à travers le paysage. Le plan, par l’immobilité de son cadre, suggère une certaine immuabilité de la Nature, et les lumières semblent comme autant de vies humaines qui passent à toute vitesse dans cette Nature. Ces lumières ne seraient alors que de simples flammes incandescentes et l’image récurrente des bougies pourraient y trouver une explication. Après tout, ne parle-t-on pas de la flamme de la vie ?


Incommensurabilité de l’être

Les paysages prennent une place importante dans le film car ils semblent être longuement contemplés, admirés. Ils sont très souvent désertiques. Bill Viola l’admet volontiers : « Le désert a occupé une place centrale dans mon travail depuis vingt ans […]. Le désert est une intersection, un lieu de rencontre entre les mondes interne et externe des êtres humains, et je n’ai pas considéré seulement le matériau brut du paysage mais aussi celui de la psyché humaine. »[17] Le paysage, chez Viola, est un lieu de croisement entre la nature et la psyché. L’homme et le désert entrent en résonance intime pour l’artiste et c’est ce qu’il veut transmettre dans ses images. Le désert renvoie à un sentiment de vide, d’absence, en un mot, de solitude. « L’influence de Godard et Beckett semble patente chez Viola dont l’un des thèmes de prédilection est l’homme seul, écrasé par l’énormité de la nature, une nature qui parfois le consume[…]. »[18] Les nombreux plans de solitudes désertiques composent des expériences récurrentes dans les vidéos de l’artiste. Entre méditation et retour vers soi, l’homme dans le désert affronte l’incommensurable.

La scène de la « chute » est prodigieuse par ses multiples implications symboliques : nous voyons d’abord un bébé qui marche sur la plage ; il est seul, court puis tombe. Ensuite, la caméra nous offre un plan en vision subjective qui absorbe le spectateur, l’implique directement dans l’expérience visuelle et perceptive : nous sommes seuls dans le désert, nous levons la tête pour apercevoir quelques montagnes au lointain. Le plan suivant, les sommets sont là, tout proches, nous sommes assis, nous pouvons voir nos bras et nos jambes ainsi que notre propre ombre ; nous nous levons et marchons puis nous refaisons, en vision subjective toujours, l’expérience de la chute. Cette mini-séquence, qui semble posséder une autonomie propre au sein du film, semble mettre en relation, de manière cyclique, l’enfance et l’âge adulte. Ainsi, pour l’adulte, les distances perçues sont très importantes comme peuvent l’être, par exemple, les dimensions de la plage pour l’enfant. On pourrait voir une sorte d’analogie entre les deux séquences de la montagne et de la mer : il y a une sorte de respect des échelles en ce qui concerne la perception du monde. Dans les deux cas, il faut affronter l’incommensurable. Là encore, le corps est soumis à une expérience intime : celle de la chute ; lorsque nous perdons possession de notre corps et que la gravité nous « rattrape. » Quand l’enfant apprend à marcher, à devenir véritablement un bipède, c’est-à-dire à se redresser sur ses deux jambes comme un homme, il acquiert sa propre indépendance, il s’approprie son espace et peut le conquérir. Il n’est plus dépendant de celui, ou plutôt dans notre cas de celle, qui s’occupait de lui, qui devait le porter. Il trace sa propre voie. Or, cet enfant tombe et il n’y a personne pour le rattraper, il est livré à lui-même. Sa mère n’est plus là. La contemplation d’un « paysage solitaire, quand nous sommes abandonnés de tous, c’est compenser une absence douloureuse, c’est nous souvenir de celle qui n’abandonne pas… »[19] nous dit Gaston Bachelard.


Partir

De même, le voyage en voiture peut être interprété de façon similaire, c’est-à-dire dans un esprit de prise d’indépendance. En effet, nous voyons un plan dans lequel le petit garçon court vers sa chambre et saisit une voiture en jouet. Déjà sait-il marcher qu’il veut passer à l’étape supérieur et raccourcir les distances par les trajets en voiture. Mais ne sait-il pas qu’il est dans le « désert » et qu’il n’y a point de but à atteindre, seulement un voyage ? Un merveilleux voyage qui s’appelle la vie. Ce voyage en voiture peut aussi être lié à des souvenirs d’enfance. On voit un plan de Bill Viola dormant comme un enfant dans une voiture conduite par une femme. Là encore la protection maternelle est flagrante. La femme, la mère mène, porte, par l’intermédiaire de la voiture, son enfant qui dort. Le voyage se fait dans une voiture qui fonctionne comme un landau et dans lequel l’enfant bercé se sent bien, en sécurité. Pour Gaston Bachelard : « Des quatre éléments, il n’y a que l’eau qui puisse bercer. C’est elle, l’élément berçant. C’est un trait de plus de son caractère féminin, elle berce comme une mère. »[20] Les images aquatiques de Viola retransmettent cette sensation au spectateur.

Le dernier plan du film représente un homme (Bill Viola) dormant « comme un bébé » au fond d’une eau peu profonde et très claire. L’artiste a commenté longuement ce plan final : « L’expérience mystique vous amène entre les fibres de la vie ordinaire et, là, quelque chose s’ouvre ; on reçoit une image et ça se referme. Mais il arrive parfois qu’on aille très loin, qu’on arrive à un moment d’extase, de passion, de béatitude, où un désir profondément humain incite à couper le cordon – et là on n’est plus. Il y a quelque chose de beau dans cette image. Je m’en suis un peu servi dans The Passing ; à la fin, il y a quelqu’un qui dort sous l’eau et on a l’impression que la mort coupe le cordon. Mais dans la tradition mystique, le but visé, quand on atteint cet état, n’est pas de couper le cordon, mais de revenir. »[21] Avec l’analyse précédente et lorsque l’on sait que le film est dédié à la mémoire de la mère de Bill Viola, on comprend mieux l’importance du rôle de l’eau : elle pourrait être un substitut à la mère défunte, celle qui aurait abandonné son enfant dans le « désert » de la vie devenue sans repères. Pourtant, le dernier plan ne donne pas l’impression d’un homme qui va couper le cordon avec la vie mais qui, au contraire cherche à le retrouver, à le rattacher. Dans l’eau, l’homme n’est plus seul, il est lié avec le vital. En effet, l’eau est le milieu qui permet de fusionner symboliquement avec la Mère : « L’eau nous porte, l’eau nous berce. L’eau nous endort. L’eau nous rend notre mère. »[22] Le projet personnel et esthétique de Viola fusionne dans son ambition artistique. The Passing est une œuvre troublante, émouvante, utilisant le medium vidéo de manière singulière : non pas pour en explorer les possibilités intrinsèques mais pour en célébrer les puissances symboliques et archaïques…



Notes :


[1] BELLOUR Raymond, « La sculpture du temps : entretien avec Bill Viola » dans Les Cahiers du Cinéma, n° 379, janvier 1986, page 38.

[2] JUNG Carl Gustav, L’homme à la découverte de son âme, Albin Michel, réédition 1987 (première publication de 1943), page 202.

[3] RUSH Michael, op. cit., page 109.

[4] JUNG Carl Gustav, Les Racines de la Conscience, Livre de Poche, réédition de 1971, page 43.

[5] ROSS Christine, entretien avec Bill Viola au Musée d’Art contemporain de Montréal, dans Parachute , n°70, avril-mai-juin 1993, page 18.

[6] BELLOUR Raymond, op. cit., page 40.

[7] ROSS Christine, op. cit., page 18.

[8] BACHELARD Gaston, L’eau et les rêves, Librairie José Corti, 1942, page 99.

[9] JUNG Carl Gustav, Métamorphoses et symboles de la libido, page 209.

[10] BACHELARD Gaston, op. cit., page 100.

[11] BELLOUR Raymond, op. cit., page 40.

[12] Ibid., page 40.

[13] BRADBURY Ray, La Foire des Ténèbres, Denoël, 1962, page 60.

[14] BACHELARD Gaston, op. cit., page 145

[15] ALBERTINI Rosanna, op. cit., page 23.

[16] Ibid., page 25.

[17] VANEL Hervé, « Image : Viola, son :Varèse » dans Beaux-arts, n° 149, octobre 1996, page 73.

[18] RUSH Michael, op. cit., page 145.

[19] BACHELARD Gaston, op. cit., page 157.

[20] Ibid., page 177.

[21] ROSS Christine, op. cit., page 16, je souligne.

[22] BACHELARD Gaston, op. cit., page 178.

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