lundi 11 février 2008

Analyse : "Voyage sur l’île de Myst" par Thibaut Garcia - Université Montpellier III

Voyage sur l’île de Myst

Par Thibaut Garcia

Jamais les créateurs de jeux vidéo n’ont autant revendiqué le statut d’artistes. Jamais les jeux vidéo n’ont figuré en si bonne place dans la programmation des lieux consacrés aux arts numériques. Et pourtant, le jeu vidéo et les arts numériques dans leur ensemble n’ont jamais été aussi fortement dominés par une logique de la pure simulation visant à améliorer sans cesse, et conjointement, les performances de la machine et celles de l’Homme. Car le principal mythe qui traverse actuellement la théorie des arts numériques et la société moderne dans sa globalité, est celui de l’Homme nouveau : cet individu infiniment flexible, malléable, sans attaches, capable de s’adapter à toutes les situations, et qui, devenu finalement un simple artefact de la machine, aurait perdu tout ce qui faisait de lui un être humain ; cet Homme nouveau dont l’idéologue du Progrès (Francis Fukuyama dans La Fin de l’Histoire et le dernier homme[1], ou Pierre Lévy dans l’ensemble de son œuvre) prophétise l’avènement avec des accents messianiques et un enthousiasme non dissimulé, tandis que quelques théoriciens (Jacques Ellul, Paul Virilio, Christopher Lasch, Jean-Claude Michéa…) s’efforcent d’attirer notre attention sur les ravages d’une telle idéologie : dictature technocratique, rupture du lien social, déclin de la culture et de l’enseignement.


Si l’on admet que la spécificité de l’art, comme celle du jeu, est de créer un monde propre, relativement à l’écart des contraintes purement utilitaires de la vie quotidienne, que penser d’un tel « art » numérique et vidéoludique, conçu de plus en plus comme un prolongement de l’éducation et de la formation professionnelle, voire de l’économie réelle (cf. le phénomène Second Life), et où l’individu est appelé à réagir de manière stéréotypée à des stimuli, dans des mondes virtuels de plus en plus calqués sur la réalité et agissant de plus en plus concrètement sur celle-ci ? Que penser d’une telle théorie des arts numériques qui valorise l’actant au détriment du spectateur, au risque de ne voir dans l’œuvre qu’un simple objet de manipulations, et par là même, de la désacraliser beaucoup plus sûrement que la fameuse reproductibilité technique si souvent stigmatisée par les défenseurs d’une culture d’élite[2] ?

Dans ce contexte, seuls quelques « OVNI » vidéoludiques peuvent vraiment prétendre nous offrir une expérience esthétique. Le jeu Myst est de ceux-là. Créé par les frères Robyn et Rand Miller et commercialisé à partir de 1993, ce jeu tire son nom d’une île imaginaire sur laquelle le joueur est transporté en début de partie sans d’abord savoir ce qu’il doit y faire. C’est au gré de son exploration que celui-ci découvre des indices le renseignant sur sa mission et lui donnant accès à d’autres îles, sortes de mondes parallèles appelés « âges » : l’âge sélénitique, l’âge de la passerelle de bois, du bateau de pierre, etc.



On ne dévoilera pas grand-chose en disant que cette « mission » sert surtout de prétexte à l’exploration de ces îles à l’aspect plus ou moins fantomatique, où les éléments naturels se mêlent aux inventions les plus fantaisistes. Il n’y a, dans Myst, aucun ennemi à abattre ni aucun danger mortel. La progression du joueur repose entièrement sur la résolution d’énigmes de difficulté variable, sans que jamais une énigme non résolue n’entrave totalement cette progression, comme c’est le cas dans les jeux de stratégie de type « plate-forme ». Le joueur reste libre de ses déplacements à l’intérieur de certaines limites, libre de rebrousser chemin, de laisser en suspens la résolution d’un problème pour se concentrer sur un autre ou poursuivre ses recherches, libre, enfin, de visiter les différents mondes dans l’ordre où il le souhaite, pourvu qu’il en connaisse le mode d’accès. L’une des grandes originalités de Myst est en effet de proposer simultanément plusieurs énigmes, de sorte que le joueur, pouvant passer de l’une à l’autre, a rarement l’impression de se trouver « bloqué ». Le jeu n’est pas organisé sur le modèle d’un récit linéaire, il n’est pas non plus hiérarchisé en « niveaux ». Sa structure serait plutôt en étoile, l’île de Myst étant la plate-forme à partir de laquelle on accède aux différents âges et à laquelle on revient sans cesse. Le refus du modèle narratif traditionnel culmine dans l’absence de véritable dénouement, puisque sa mission accomplie, le joueur se voit simplement proposer de continuer à explorer l’île à sa guise. Une absence de dénouement qui répond à la volonté, exprimée par les créateurs, de concevoir un jeu qui n’aurait pas de fin.



Myst est bel et bien un monde que l’on pourrait explorer indéfiniment, en y découvrant à chaque passage de nouveaux détails. Ce foisonnement est d’ailleurs un attrait principal du jeu. Cette profusion est rendue possible par une qualité graphique exceptionnelle pour l’époque, et remarquable aujourd’hui encore par le soin qui y est apporté. Le souci du détail semble avoir été le maître mot des concepteurs qui se sont offert le luxe de faire figurer dans les décors toutes sortes d’objets rigoureusement inutiles, mais sur lesquels le joueur peut « zoomer », et qu’il peut parfois même manipuler : globe luminescent, oiseau mécanique, appareils de projection holographique, etc. L’effort déployé pour doter les différents âges d’une existence et d’une vie propres, indépendantes de leur rôle purement ludique, est patent dans les journaux intimes qui garnissent la bibliothèque de Myst et dont les récits, hormis les rares indices qu’ils peuvent receler, n’ont pour fonction que de nous raconter l’histoire de ces mondes et de conférer aux personnages qui les peuplent une épaisseur psychologique.


Mais plus encore que tous ces paramètres, ce qui contribue de manière décisive à élever Myst au rang de production artistique est la place qui y est assignée au joueur : davantage spectateur que « presse-boutons » (rôle habituellement dévolu à l’actant dans tous les médias numériques), celui-ci semble se déplacer à travers une série de tableaux à la fois hyperréalistes et d’apparence éminemment picturale. Certes, le parti pris est celui de l’immersion, puisque le point de vue correspond à ce que la sémiologie du cinéma nomme « ocularisation interne » : aucun personnage de synthèse représentant le héros n’est visible à l’écran, le joueur voit exactement ce que verrait un personnage plongé dans l’univers du jeu, ce qui tend évidemment à favoriser l’identification. De plus, les ambiances sonores, elles aussi particulièrement soignées, renforcent le sentiment d’immersion. Néanmoins, le réalisme de cette simulation est sérieusement limité et contrebalancé par le fait que, pour des raisons probablement techniques, mais peut-être aussi liées à des choix esthétiques (privilégier le niveau de détail des décors plutôt que la fluidité de l’animation 3D), le joueur ne peut orienter son regard ou se déplacer de manière fluide, comme il le ferait dans la plupart des jeux actuels. Les déplacements s’effectuent à l’aide de simples clics de souris, entre plusieurs « vues » fixes, en nombre limité et contiguës les unes aux autres. D’où le caractère contemplatif de cette exploration où l’attention se porte beaucoup plus sur l’observation de chaque décor et sur la reconstitution mentale d’un continuum spatial que sur l’anticipation des actions à accomplir. Myst a de quoi exaspérer les acharnés du joystick et autres amateurs de sensations fortes.


Une visite de cet univers virtuel permet de mesurer à quel point ce qui caractérise l’émotion esthétique, donc l’art (pourvu que celui-ci aspire encore à exprimer un idéal esthétique), réside dans un rapport différent au temps. Le temps, les créateurs de Myst s’en jouent au point de proposer un mode rapide et de fournir les solutions de leurs propres énigmes dans un menu accessible à tout instant, pour que le joueur qui le souhaite puisse terminer la partie en deux minutes. Ils savent qu’un tel joueur restera de toute façon sur sa faim. Il n’existe qu’une seule bonne raison de se plonger dans Myst, c’est le temps qu’il parvient à déployer autour de lui et qui est comme suspendu. Dans une société moderne obsédée par la vitesse, au point de sembler désireuse de hâter son propre déclin, Myst est cette île où l’individu fatigué par le tumulte aime à venir s’exiler un moment. De là, vient sans doute le succès commercial longtemps inégalé de ce jeu hors norme, un succès qui prouve, s’il en était besoin, que le grand public n’est pas forcément l’ennemi de la qualité.



Février 2008

Notes:

[1] Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1992.

[2] Les propos de Jacques Aumont sur la « vulgarisation » des images en conclusion de L’Œil interminable (Paris, Séguier, 1989, p. 254), offrent un bel exemple de cette stigmatisation de la reproductibilité technique, illustrée en l’occurrence par la télévision et la vidéo, alors que l’auteur défend un art fondé sur le même processus : le cinéma !

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