vendredi 4 janvier 2008

Analyse : Entre quatre murs : récurrences de l'enfermement dans l'oeuvre de John Carpenter

Entre quatre murs :

récurrences de l’enfermement dans l’œuvre de John Carpenter


Par Julien ACHEMCHAME


Influencé par le western hawksien, et notamment Rio Bravo (1959), ou le film de science-fiction paranoïaque des années 50 (The Thing – 1954), le cinéma de Carpenter trouve dans la forme du huis-clos son aboutissement générique obsédant, imparable, capable de voyager à travers tous les univers fictionnels ou les trames narratives utilisés par le cinéaste. La coupure avec l’espace du quotidien, préalable à l'angoissant enfermement, s’inscrit par ailleurs dans la longue tradition fantastique puisque, par essence même, le genre puise sa force dans la « proximité lointaine » de l’inquiétant[i]. Il en est ainsi pour le film d’horreur « moderne » qui, depuis Psychose (1960), paradigme incontournable sur ce thème, ne cesse de perdre ses personnages loin de toute quotidienneté, vers une marge où la société s’effondre implacablement pour ne proposer que d’improbables et malsaines ruines d’une civilisation malade. De Assaut (1976) à Pro-Life (épisode de la saison 2 de la série télévisée Masters of Horror - 2006), l’œuvre de John Carpenter n’aura cessé, à plus de trente années d’intervalle, de revenir sur elle-même, de se tisser autour d’une même arborescence narrative, d’une même problématique de l’enfermement et d’une inlassable gestion de l’espace filmique en vase clos, que ce soit par l’entremise du cadrage ou du montage.

Que ce soit dans Assaut, The Thing (1982), Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin (1986), Le Prince des Ténèbres (1987), Pro-Life de manière proprement littérale ou dans Fog (1980), New York 1997 (1981), Le Village des Damnés (1995), Los Angeles 2013 (1997) et Ghost of Mars (2001) grâce à une obsédante variation, ou bien encore dans quelques séquences anthologiques parsemant systématiquement ses autres films (L’Antre de la Folie – 1994), toujours les personnages du cinéaste se retrouvent prisonniers d’un espace clos, étouffant et hostile au sein duquel ils doivent lutter contre d’improbables et dangereux assaillants. Piégés dans un commissariat, une station scientifique au pôle Nord, une église, un centre d’avortement ou bien dans une ville (à l’exemple d’Antonio Bay, New York, Midwich, Los Angeles ou Shining Canyon la cité minière sur Mars[ii]) littéralement ou non coupée de la civilisation, les personnages de Carpenter subissent les pressions de l’enfermement et les assauts répétés d’ennemis inquiétants, protéiformes, tantôt humains, tantôt fantastiques.

Isolés du reste du monde et des hommes, retranchés dans de hauts lieux symboliquement sociétaux (commissariat, église, clinique, cité-prison, etc.), les hérosde Carpenter , d’ailleurs bien souvent marginaux, poussés dans leurs plus intimes retranchements, forment une micro-société archaïque, repliée sur elle-même dans le but d’assurer son unique survie. Que reste-t-il de l’homme lorsqu’il est enfermé, loin de son quotidien, soumis à des conditions extrêmes ? Comment agit-il lorsqu’il se retrouve en situation de claustration, assiégé par de belliqueux assaillants ? Que devient-il alors ? Telles sont les questions que semblent se poser inéluctablement le cinéma de Carpenter ; tels sont les points de départs inévitables des expérimentations cinématographiques du cinéaste, transfigurant les personnages de la fiction en véritables cobayes humains. Ce que semble vouloir pointer Carpenter à travers la répétition de cette lutte claustrophobe des êtres pour leur survie, c’est justement qu’elle semble constituer une véritable fin en soi, inlassablement. Il ne s’agit pas pour les éventuels « héros » de la fiction de transcender une condition, de vouloir s’en émanciper au prix d’un improbable retour à l’ordre antérieur mais de se rendre compte, au bout du trajet, au bout de l’éprouvante fiction, que la circularité toujours enferme, que rien ne change ou que si cela évolue, cela ne va pas « dans le bon sens », la spirale créée plongeant inexorablement vers de plus profonds et noirs précipices. De la même façon le spectateur, de films en films, de fictions en fictions, face à ces récurrences narratives et esthétiques, se retrouve prisonnier en miroir de l’écran noir final, ponctuant le récit, entérinant les fins ouvertes et nihilistes du cinéaste.

Le processus d’isolation et d’enfermement accompli au bout de quelques séquences, les êtres se retrouvent dans des espaces confinés, étroits et dans lesquels se mettent inévitablement en jeu le rapport avec des puissances archaïques. L’église en plein cœur de Los Angeles dans Prince des Ténèbres organise un espace directement lié au Sacré et met le groupe d’individus enfermés en présence de puissances primitives : Diable et Dieu, luttant par miroir interposé pour la conquête du monde. Pareillement, la clinique où se pratiquent les avortements dans Pro-Life se dévoile comme un lieu où se tisse un rapport étroit au Sacré, dans le sens où le rapport à la filiation, à l’enfantement et plus largement à la vie a toujours été sacralisé par l’humanité. Là encore, la réclusion des personnages, coupure sociétale imposée, entraîne le déchaînement des pulsions archaïques[iii] tout en mettant en scène, une nouvelle fois, la troublante proximité, jusqu’à la confusion, des figures du Diable et de Dieu, des notions de Bien et de Mal.

Associés à ses lieux symboliques, les agresseurs forment une communauté protéiforme mais incroyablement unie. Dans Assaut, les membres du ou des gangs forment une masse muette, quasi fantomatique voire vampirique[iv]. Dans The Thing, la « Chose » venue de l’espace est littéralement informe, c’est-à-dire sans formes précises, puisqu’elle prend l’apparence des êtres par contamination, par contact physique. Les clochards inquiétants du Prince des Ténèbres, formant habituellement un corps social invisible et marginal puisque mis au ban de la société, se regroupent en masse, contaminés eux aussi par la proximité du Malin. Finalement, les assaillants, par delà l’hétérogénéité de leurs apparences, sont semblables à des cellules malignes avides de contamination. Face à cette agression, cette « attaque virale », les personnages retranchés à l’intérieur des espaces clos sont obligés de faire corps, dans tous les sens du terme. Ils doivent préserver leurs enveloppes corporelles de toute intrusion contaminatrice (tel le liquide verdâtre qui gît au coeur de l’église et qui prend possession des êtres dans Prince des Ténèbres) et ils doivent, tous ensemble, former un véritable corps (social), solide, les englobant au-delà de toute hétérogénéité (Hommes et Femmes, Blancs et Noirs, Policiers et voleurs, etc.) afin d’assurer non plus un quelconque ordre social voire sociétal, mais plus simplement leur survie commune face à un ennemi terrifiant.

Pourtant, il semble que la dichotomie de l’espace, autour de l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, soit sans cesse mise à mal. Elle semble ne pas aller de soi. Où se trouve véritablement la menace ? Certes, les membres du gang dans Assaut, ou le père de famille fanatique dans Pro-Life incarnent une figure menaçante, compacte, identifiable comme venant de l’extérieur. Certes, le commissariat ou l’église sont censés représenter des sanctuaires inviolables protégeant les hommes et les femmes des tumultes du monde extérieurs. Pourtant, tout ceci semble fragile. En effet, les clochards du Prince des Ténèbres ne représentent pas le véritable danger, c’est le liquide vert et diabolique contenu à l’intérieur de l’église qui constitue un péril bien plus grave pour le monde extérieur et le reste de l’humanité. La « Chose » d’un autre monde est déjà à l’intérieur de la base scientifique lorsque les personnages se rendent compte du danger qui pèse sur eux et ils seront d’ailleurs obligés de faire exploser les bâtiments servant de refuge au monstre afin qu’il ne puisse atteindre lui aussi le monde extérieur. De la même façon, les enfants du Village des Damnés, outre le fait qu’ils viennent littéralement de l’intérieur des femmes, sont des membres internes à la communauté, ils en sont même l’inquiétant avenir. Le personnage de Michael Myers, Croquemitaine moderne du cinéma d’horreur, est un enfant, un frère, il est à l’intérieur d’une cellule familiale qui semble n’avoir rien de marginale lorsque l’on regarde la séquence d’introduction de Halloween. Finalement, dans Pro-Life, le véritable danger, protéiforme, vient lui aussi de l’intérieur : que ce soit le Monstre démoniaque contenu dans les entrailles de la Terre, ou bien l’horrible enfant sorti du ventre de l’adolescente. La menace véritable, au bout du compte, n’est pas tant représentée par les assaillants venus de l’extérieur, mais elle semble plutôt étroitement se trouver déjà à l’intérieur. Avec un si terrible constat, la lutte semble quasiment perdue d’avance : comment lutter contre l’ennemi intime et invisible s’il est déjà parmi nous, voire en nous ?

Une telle récurrence thématique, une telle fidélité à un scénario identique ne peut agir que profondément sur l’ensemble de l’œuvre, sur l’esthétique cinématographique du cinéaste. Le huis-clos, érigé en forme générique quasi-invariable fonctionne à l’échelle de l’œuvre entière de Carpenter et fait indéniablement sens, au-delà d’une simple analyse socio-esthétique ou métaphysique des motifs figuratifs et narratifs impliqués. Prisonniers de l’espace filmique, comme des cadres que forment les images et le montage, les personnages carpenteriens transmettent cette sensation d’enfermement au spectateur qui, malgré les différents univers fictionnels, ne cesse d’atterrir au même endroit : entre quatre murs. A l’image de John Trent, le personnage principal de L’Antre de la Folie, prisonnier de la cité et du « scénario » imaginaires d’un auteur démiurge, le spectateur, en abîme, sautant d’un espace filmique à l’autre, de films en films, ne cesse de revenir en terrain connu, en situations d’enfermement. Comment ne pas voir dans cette figure en miroir la possible trace d’un discours mythologique sur l’essence du Cinématographe ? Prisonnier d’un désir intime de cinématographie, le spectateur ne cesse-t-il de se plonger inlassablement dans la salle de cinéma ? Le spectateur n’est-il pas un aliéné malgré lui et consentant, enfermé dans un dispositif semblable à celui imaginé dans l’allégorie de la Caverne de Platon ? A chaque fois, à chaque séance, le spectateur, franchissant la porte de la salle obscure qui le conduit aux images cinématographiques, fait un choix : celui de se laisser enfermer… encore et toujours entre quatre murs…

Janvier 2008



[i] De plus, au cinéma, la peur est une mécanique toujours proche puisque prête à surgir au détour d’un battement nécessaire de l’image.

[ii] Il faudrait aussi rajouter à cette liste la cité imaginaire de l’écrivain Sutter Cane, emprisonnant impitoyablement l’agent d’assurance John Trent dans L’Antre de la folie.

[iii] Dans le deuxième exemple cité, la violence de la transgression de l’espace de la clinique répond en écho au « viol » subie par la jeune héroïne dans la fiction.

[iv] Ils font couler leur sang dans une impressionnante et étrange séquence de « pacte » au début du film.

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